Au moment où l’institution de soins subit les dernières conséquences de ce que Lacan annonçait dès 1968, à savoir la réduction de tout un chacun, patient comme soignant, à une unité comptable, un retour sur son « Allocution sur les psychoses de l’enfant » [1] est rafraîchissante, même si Lacan y rafraîchit ses auditeurs ! L’effacement du sujet par le discours de la science et l’enrôlement des corps qui s’ensuit dans le discours capitaliste débouchent aujourd’hui sur la fermeture progressive des services d’accueil, de soins et d’accompagnements des plus démunis, spécialement en pédopsychiatrie.
L’« Allocution sur les psychoses de l’enfant » est une intervention que Lacan prononce en clôture d’un colloque organisé à l’initiative de Maud Mannoni. Il signale avoir fait cette conclusion pour rendre hommage « à celle qui, par la rare vertu de sa présence, avait su prendre tout ce monde aux rets de sa question » [2]. Malgré cet hommage, il y manifeste un franc désaccord sur ce qu’il a entendu durant ce colloque. Puisque sa « présence fit […] plaisance », ironise-t-il dans une note à la fin du texte, je le cite : « Que trace donc reste ici de ce qui porte comme parole, là où l’accord est exclu : l’aphorisme, la confidence, la persuasion, le sarcasme. » [3] L’aphorisme c’est une sentence, une phrase énonçant un principe énoncé en peu de mots, par exemple la formule devenue fameuse dans ce texte que « toute formation humaine a pour essence et non pour accident de refréner la jouissance » [4]. Les confidences de Lacan portent sur la joie qu’il trouve dans son travail et qu’il a du mal à trouver avec qui partager cette joie, le sarcasme porte ici dans la raillerie où il tourne en dérision les propos de Daniel Lagache en jouant sur son nom, « la gage ? la gâche ? J’ai mis du temps à reconnaître le mot : langage » [5]. Bref, on l’entend, Lacan manifeste pour le moins un sentiment de désagrément de ce qu’il a entendu durant ces deux journées. Il évoque à plusieurs reprises dans le texte la tristesse tout en l’opposant à la joie que nous pouvons avoir dans notre travail. Au début pour dire que Dante donne la tristesse comme le plus grand péché et à la fin il se demande comment, engagés dans ce champ du travail en institution, nous pouvons rester en dehors de la tristesse. Il laissera ses interlocuteurs à la fin de son intervention sur la question de savoir « quelle joie trouvons-nous dans ce qui fait notre travail ? » [6] C’est une précieuse boussole qu’il nous donne là. Je lis cela comme un encouragement à articuler la clinique institutionnelle à partir de la théorie comme gai savoir, seule issue à accompagner de la bonne façon la misère du monde. Il relève « qu’à fuir ces allées théoriques, rien ne saurait qu’apparaître en impasse des problèmes posés à l’époque » [7]. Là, il élargit le champ car l’impasse que nous repérons chez ces sujets, Lacan la situe comme impasses croissantes de la civilisation. Et il évoque dans ce texte deux problèmes qui se posent à l’époque. D’abord « le droit à la naissance » et ensuite le corps comme propriété. Ces deux questions portent sur les conséquences du corps pris comme unité comptable dans l’illibéralisme. Il pose alors cette question prémonitoire : est-ce que « du fait de l’ignorance où ce corps est tenu par le sujet de la science, on va venir en droit, ce corps, à le détailler pour l’échange » [8].
Terrible sentence qui s’avère cruellement actuelle. Dans notre travail en institution peu importe qui est le patient comme sujet singulier, ce qui est requis c’est qu’il coche les cases du protocole pour être coaché à rejoindre la cohorte des travailleurs sinon celle des inadaptés – comme s’il n’y avait plus d’autres places que celle d’être un corps productif ou stérile. Son histoire, ses compétences particulières, son style de vie, ses choix n’importent pas, seul compte son classement dans les cases d’une administration aveugle où la bureaucratie le dispute à l’encodage des tableaux Excel. Bienvenue dans le métavers du patient numérisé !
Dominique Holvoet
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[1] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
[2] Ibid., p. 370.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 364.
[5] Ibid., p. 367.
[6] Ibid., p. 369.
[7] Ibid.
[8] Ibid.