Quand l’analyste a gratté une tache sur le divan j’ai su que son geste me désignait. Ce que j’étais c’est ce que j’avais voulu effacer. L’interprétation sans paroles de l’analyste a eu pour effet de me faire accepter que je sois tache, quelque chose qui ne disparaît pas dans le décor, qui est de trop. Avant ça, la force mimétique l’emportait. Roger Caillois dans ses études sur le mimétisme montre que le mimétisme ne protège pas l’insecte du prédateur[1]. C’est une tendance à se fondre dans le décor, à se dépersonnaliser, à disparaître, jusqu’à l’extinction de l’espèce. Ça ressemble à une défense mais c’est un avatar de la pulsion de mort.
Une force puissante me poussait au renoncement, au reniement de moi-même, à me constituer comme leurre pour le désir maternel. Cette défense visait à détruire tout ce qui n’était pas recevable : le désir, le sexe, mes particularités. L’Autre que je me suis construit voulait ma castration, me faire taire, me faire disparaître. Je logeais au champ de l’Autre le réel de la pulsion haineuse que je ne parvenais pas à maîtriser et le masquais avec l’écran du fantasme.
Le regard de ma mère était mon horizon. Elle épiait les mots que je disais en rêvant, se liait d’amitié avec mon institutrice pour savoir comment ça se passait en classe, se cachait dans les buissons autour de la cour de récré pour voir si je me faisais des amis. Elle s’inquiétait de mon isolement qui était l’envers de sa passion pour moi. Il n’y avait de place que pour nous. Elle disait qu’en me regardant dans les yeux elle voyait à l’intérieur de moi, je l’ai longtemps cru. Je ne pouvais rien lui cacher, il fallait détruire tout ce qui ne devait pas exister. Ce regard j’en jouissais, je m’y exposais, j’y tombais, je m’y jetais, l’objet a est un trou aspirateur ; le « je » y disparaissait.
Je ne parvenais pas à soutenir mon désir, à me maintenir comme sujet. Se fondre dans le décor, le mimétisme, rester dans l’ombre, était une façon de laisser la place à l’objet, de céder à l’objet, se faire voir. C’est laisser la place à la jouissance, au masochisme. La psychanalyse à l’inverse vise à produire la différence, absolue[2]. Être c’est être désirant, c’est être de trop, supporter le regard sans s’effacer, la vie est une tension, un arc bandé.
La séquence du film que j’avais évoquée aux passeurs, le cavalier aux bras en croix qui s’expose aux balles est une sorte de Christ qui va à sa mort. « Je donne ma vie pour toi ». C’est un tableau. « Je te donne à voir ma mort que tu souhaites. » Je jouis et nous aime dans la perfection de ma mort héroïque. « On tue un enfant. » Ce faisant je suis phallus imaginaire. Je complète le regard inquiet de ma mère que je m’assurais d’autant plus que je souffrais. Misérable et chétif pour inquiéter l’Autre. Elle n’avait d’yeux que pour moi.
C’est l’extraction du signifiant « pilier » qui avait permis la bascule de la passe. J’avais toujours été le pilier de l’Autre, pas seulement maternel. Pilier, autre nom du phallus imaginaire. Faire le pilier avait été la canne de ma propre boiterie. Et mon retrait n’a rien vu s’effondrer. S’assumer comme tache donc, en trop, et puis s’extraire du tableau, en moins.
Le désir ne m’appartient pas au même titre que le Moi que je crois être. Le Moi est maîtrise. La fixité de l’image est analogue à la fixation anale. L’image-écran est une façon de leurrer[3] la gueule ouverte de l’Autre et de cacher le sadisme.
La passe est survenue quand le désir, construit dans la cure, a été plus fort que le surmoi, il n’a alors plus besoin de se soutenir avec l’objet pour faire tableau au fantasme. La traversée du fantasme a été un renoncement à la défense par l’image, le moi-leurre, assumer ce que je suis. Lâcher la fascination pour la mort comme vérité ultime. Renoncer à ce vouloir de la maîtrise au profit de cette autre sorte de vouloir qu’est le désir. Assumer le désir c’est renoncer à l’objet car c’est reconnaître l’objet comme vide. Après la passe j’ai l’impression d’être désencombré de moi-même.
[1] Caillois R., Le mythe et l’homme, 1938, Gallimard, collection Folio essais, p. 86-122.
[2] Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, L’angoisse, Seuil, 2004, p. 248.
[3] Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Seuil, 1994, p. 194-195.