S’appuyant sur des références empruntées à la littérature, Philippe Lacadée parcourt le chemin du discours analytique quant à la relation mère-enfant, qui conduit Lacan à énoncer, à partir d’un retour aux Trois essais sur la théorie sexuelle de Freud, que « la psychanalyse bâcle avec du folklore un fantasme postiche, celui de l’harmonie logée dans l’habitat maternel » et à mettre l’accent sur le discord.
Nous ferons ici quelques remarques à propos de « la conversation sacrée entre la mère et l’enfant » pour révéler les impasses de l’harmonie préétablie et donner tout son poids à ce que Lacan appelle : « le malentendu de naissance ». Balzac et Michelet trouvent ici résonance dans cet énoncé d’Éric Laurent : « la conversation sacrée de la mère et de l’enfant est suffisamment fascinante pour que l’on n’oublie pas que la mère est le nom de ce qui, comme Dieu, n’existe pas – la femme »[1]. Voilà pourquoi la jouissance reste une question insidieuse dans le malaise de la civilisation.
Dans l’œuvre de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Renée de l’Estorade explique dans sa lettre n° 31 à son amie Louise de Macumer la jouissance d’être mère : « Le petit monstre a pris mon sein et a tété : voilà le Fiat Lux ! J’ai soudain été mère. Voilà le bonheur, une joie ineffable, quoiqu’elle n’aille pas sans douleurs. Oh, ma belle jalouse, combien tu apprécieras un plaisir qui n’est qu’entre moi, l’enfant et Dieu… Les mondes doivent se rattacher à Dieu comme un enfant se rattache à toutes les fibres de sa mère : Dieu, c’est un grand cœur de mère… On comprend ce que fait l’enfant comme si Dieu vous écrivait des caractères en lettres de feu dans l’espace et dans le corps. Il n’y a plus rien dans le monde qui vous intéresse. Le père ? On le tuerait s’il s’avisait d’éveiller l’enfant. On est à soi seule le monde pour cet enfant, comme l’enfant est le monde pour vous […] Oh, Louise, il n’y a pas de caresses d’amant qui puissent valoir celles de ces petites mains roses qui se promènent si doucement… il a ri, ma chère. Ce rire, ce regard, cette morsure, ce cri, ces quatre jouissances sont infinies »[2].
Quant à Michelet, dans De nos fils, il s’interroge sur le fait de savoir « si la mère et l’enfant sont un être ou deux. On peut en douter ». Du côté de l’enfant, il nous dit qu’il est « de fond en comble constitué de sa substance. En elle il a sa vraie nature, son état le plus doux de béatitude profonde, de paradis. C’est bien là qu’il est Dieu ». Du côté de la mère, « c’est une puissance énorme. L’adorable petit cœur de l’enfant est plein d’elle. Si jamais sur terre il y eut une religion, c’est bien ici et à un tel degré que rien, rien de pareil ne reviendra jamais. Elle ne peut pas s’en défendre, ce n’est pas sa faute. Elle est Dieu !… C’est énorme, excessif, mais qu’y faire ? C’est notre salut. Nous commençons par là, par une idolâtrie, un profond fétichisme de la femme. Et par elle nous atteignons le monde »[3].
Nous proposons ici d’examiner les idées reçues selon laquelle la mère et l’enfant ne font qu’un dans la satisfaction des besoins, nous les examinerons comme liées à ce qu’il n’y a pas d’Autre ni de discord. Freud nous a révélé, dans les Trois essais sur la théorie sexuelle que la première demande, demande orale, est fondée sur autre chose que la simple satisfaction de la faim ; elle est demande sexuelle, « elle est dans son fond cannibalisme et le cannibalisme a un sens sexuel »[4].
Se nourrir, a rappelé Lacan dans le Séminaire Le transfert, « est lié pour l’homme au bon vouloir de l’Autre […] ce n’est pas seulement du pain du bon vouloir de l’Autre que le sujet primitif a à se nourrir, mais bel et bien du corps de celui qui le nourrit. Car il faut bien appeler les choses par leur nom : la relation sexuelle. C’est ce par quoi la relation à l’Autre débouche dans une union des corps. Et l’union la plus radicale est celle de l’absorption originelle, où pointe l’horizon du cannibalisme, qui caractérise la phase orale pour ce qu’elle est dans la théorie analytique »[5]. C’est d’ailleurs ce que révèle, à son insu, l’impasse de la théorie de l’amour dit primaire – le primary love – modèle de la voracité réciproque du couple mère-enfant qu’Alice Balint a décrit dans son article « Amour pour la mère et amour maternel ». Dans cet article Alice Balint explique que la relation mère-enfant est basée sur le fait que la mère, comme telle, satisfait à tous les besoins de l’enfant, ce qui, selon cette théorie, serait structural dans la situation de l’enfant : « L’amour pour son rejeton a exactement le même caractère d’harmonie préétablie sur le plan primitif du besoin. »[6] C’est ce que Lacan dénonça dans sa conclusion au Congrès sur l’enfance aliénée : « la psychanalyse bâcle avec du folklore un fantasme postiche, celui de l’harmonie logée dans l’habitat maternel »[7]. Qu’il y ait harmonie entre la mère et l’enfant, tel est le fantasme des psychanalystes d’enfants, alors que nous avons vu comment l’Autre et les « petits malentendus avec le réel » – pour reprendre l’heureuse expression de l’écrivain portugais Fernando Pessoa – apportent, de structure, discord à cette harmonie. A. Balint a construit le mythe du primary love et celui du genital love, autour de la relation mère-enfant. L’objet est là défini comme pur objet complémentaire, comme objet de totale satisfaction. Mais Lacan, dans son Séminaire Les écrits techniques de Freud, a noté combien cette théorie développe ses propres impasses dont la première se trouve au cœur même du texte d’A. Balint – lorsqu’elle affirme que l’amour mère-enfant peut conduire cette dernière, « capable de se faire avorter pour se nourrir de l’objet de gestation », à manger son propre enfant. Ce point de discordance dans l’amour maternel dit « primaire », révèle que, de fait, l’horizon de l’union la plus radicale est plutôt de l’ordre de la jouissance, c’est-à-dire de l’absorption originelle, voire du cannibalisme, que ce soit du côté de l’enfant ou du côté de la mère – « lorsqu’il n’y a plus rien à se mettre sous la dent, on mange son petit »[8]. Pour Lacan, le fait qu’à partir de cette théorie du primary love ait pu surgir ce qu’il a appelé l’« initiative du sujet » et « l’aperception de l’existence ou de la réalité du partenaire » fait énigme et constitue la deuxième impasse. Comment A. Balint pouvait-elle passer du primary love au genital love qui signait l’accès à la réalité de l’Autre comme sujet ? Quel était l’élément capable d’introduire, dans le système clos sur lui-même de l’amour, l’idée ou la reconnaissance de l’Autre ? La réponse de A. Balint, pour Lacan fut simple : « Tout cela ne va pas de soi. Pour Balint, ça tient au donné. C’est comme ça parce qu’un adulte, c’est beaucoup plus compliqué qu’un enfant. »[9] D’avoir rendu évident comment l’Autre était déjà là pour le sujet, Lacan situera l’enjeu de la psychanalyse de l’enfant autour de l’avènement d’un corps, celui que l’enfant a, et de l’événement de corps qu’est le symptôme pour cet enfant-là. De là peut s’interroger, avec l’analyste pour partenaire, comment cet enfant répond à sa place dans la constellation familiale afin d’en extraire la jouissance incluse – point d’où il sera enfin mis à sa question, celle dont il aura la chance d’être responsable de la part insaisissable de lui-même que sa mère voilait non sans jouir de son malentendu.
[1] Laurent É., « De la société des Femmes », postface à Wright N., Madame Klein, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1991, p. 125.
[2] Balzac (de) H., Mémoires de deux jeunes mariées, (1841-1842), cité dans Knibiehler Y. et Fouquet C., L’histoire des mères du Moyen-âge à nos jours, Paris, Editions Montalba, 1980, p. 185.
[3] Michelet J., Nos fils (1869), cité dans L’histoire des mères du Moyen-âge à nos jours, op. cit., p. 175.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 243.
[5] Lacan J., ibid.
[6] Lacan J., Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 235.
[7] Lacan J., «Allocution sur les psychoses de l’enfant», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 367.
[8] Ibid., p. 235.
[9] Ibid., p. 238.