« Pic et pic, alcool et drame, bourré, bourré, j’fume et j’plane
J’zone et j’zone, et j’check des fans, haine et peine sous les Ray-Ban » [1]
Le rap est l’art de faire résonner un texte dans un style mi-parlé, mi-chanté. Il se démarque par le rythme qu’il impulse et l’intensité donnée aux paroles. C’est ici qu’intervient ce que l’on nomme le flow. Le flow ne peut pas vraiment se définir. On voudrait le faire correspondre au flux avec lequel les paroles sont débitées, pourtant il ne peut s’y réduire car il se noue au style même du rappeur. Aussi, le flow est, en parallèle de la qualité du texte, l’élément le plus important pris en compte pour juger un rap. D’ailleurs, dans des battles, mettant en concurrence deux rappeurs, il fait souvent la différence pour désigner comme vainqueur celui dont le dire atteint une singularité performative. Avec la psychanalyse nous pourrions dire que le flow est la signature sonore du rappeur, sa façon de mettre en jeu un dire qui transcende le texte.
Dans son article « Le rap : l’art poétique de notre époque » [2], Julien Barret rapproche cette expression artistique de la poésie orale qu’il définit comme une « performance guidée par les notions de rythme et de rime » [3]. Nous voilà renvoyés à la poésie antique ! Il précise à ce propos : « Sept siècles avant J.-C., en Grèce, la poésie est une parole mélodieuse et rythmée, chantée ou scandée » [4]. C’est cette dialectique entre chant et scansion marquant une façon de dire qui nous intéresse et qui nous permet de mettre au travail la formule de Lacan sur le dire de l’art : « il y a plus de vérité dans le dire de l’art que dans n’importe quel blabla. […] Ce n’est pas un préverbal. C’est un verbal à la seconde puissance » [5], « un hyperverbal » [6]. Nul retour à un stade archaïque qui serait d’avant l’impact du langage. Le « dire de l’art » ne se fait pas sans le corps parlant de l’artiste, ce qui conduit à une opération précise : faire passer le dire au-dessus du dit. Le rap devient alors paradigmatique de cette opération puisque l’hyperverbal qui s’y dessine nous renvoie directement à la matérialité de la langue. Examinons cela.
L’alliance de la parole à la musique pousse le chanteur à former avec sa voix une suite de sons musicaux. La voix devient donc l’instrument du chanteur. Dans le chant classique, ce nouage parole-musique est pris dans un dire sans coupure puisque comme le précise Lacan : « On ne peut pas chanter les occlusives » [7]. L’objet voix, monté au zénith, atteint ici une esthétisation – à entendre comme mise en forme – dans laquelle la continuité est visée, voilant alors le texte et faisant vibrer le corps. Le rap y apporte un accent spécifique puisque le rappeur scande plus qu’il ne chante le texte. En effet, si l’occlusive ne peut se chanter, elle peut via les ponctuations produites par l’énonciation entrer en résonnance. C’est cela, le flow : l’art de la scansion ! Il ne s’agit plus de vibrer, mais de résonner, de faire résonner le corps au rythme des consonnes et autres bruits. La vérité qui surgit est loin d’un sens quelconque qu’aurait le blabla et qui renverrait à la petite musique fantasmatique du sujet. Au contraire, elle renvoie à la matérialité de la langue. Et le texte, par le biais du dire du rappeur, devient percussion, une musique propre au parlêtre.
Isabelle Orrado
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[1] Jul, « Pic et pic, alcool et drame », 2021.
[2] Barret J., « Le rap : l’art poétique de notre époque », Ornicar ?, n° 50, avril 2023, p.132-142, consultable à https://julienbarret.com/wp-content/uploads/2023/06/Article-de-J.Barret-sur-le-rap-paru-dans-Ornicar-56-avril-2023.pdf
[3] Ibid., p. 132.
[4] Ibid., p. 135.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », leçon du 18 janvier 1977, inédit.
[6] Ibid.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 29 novembre 1961, inédit.