À l’heure des recommandations de bonnes pratiques et du droit des usagers, il est fréquent que des familles soient contraintes par l’institution qui les accueille de choisir entre la prise en charge institutionnelle et le clinicien orienté qu’elles sont allées consulter en dehors. L’ironie est à son comble dans ce déni du droit et témoigne d’un singulier rapport au transfert : concept – fondamental – dont l’Autre contemporain ne veut rien savoir. De quoi ce rejet est-il le nom ?
Tu es ce que je dis…
N’est-ce pas le pendant du dico épinglé par Jacques-Alain Miller ? Les parlêtres trouvent dans les objets et les discours actuels des moyens de « se faire être1 » : cela va des réseaux sociaux aux diagnostics en tout genre. Le discours du maître répond à cet appel par la formule Tu es ce que je dis qui obture l’énigme que le sujet est pour lui-même en complétant le diagnostic d’un protocole de soin à suivre. À ne rien vouloir savoir de son implication dans l’adresse qui lui est faite, le maître ne s’en trouve que plus féroce, pris dans une rivalité de savoir : indice qu’il n’ignore pas que « l’amour s’adresse au savoir » – cependant, ce savoir, il estime le détenir.
Cette réponse est le signe du discours de domination qui règne dans les thérapeutiques actuelles, niant les subjectivités ; comme la demande qui s’adresse ailleurs est le signe d’une tentative de trouer ce discours. Ce symptôme n’est-il pas une manifestation subjective, en attente de produire un discours nouveau ? N’est-ce pas le signe d’un transfert singulier ? D’un appel adressé à la psychanalyse qui n’ignore pas la face mortifère du signifiant ? Lacan le souligne dès Le Séminaire I avec l’exemple éloquent de l’éléphant2 qui illustre comment la croyance dans le signifiant « n’a pas du tout laissé le réel […] intouché » pour le pachyderme, « puisque ça [a] eu tendance à le faire disparaître »3. Le discours de l’analyste produit une pratique d’une autre dit-mension où le dit ne va pas sans l’acte du dire, à la différence de la pente contemporaine qui efface le sujet.
Savoir insu
À l’envers du discours du maître, J.-A. Miller conjugue « au pluriel4 » ce pivot du transfert qu’est le sujet supposé savoir. Il le décline dans un ternaire : l’analysant, l’analyste et l’inconscient, qui noue le transfert. Ce nouage « permet de déchiffrer l’opacité cachée dans notre dire5 », car ce n’est pas un détail de rappeler, à notre époque, que le sujet ne sait pas ce qu’il dit. Bien plus bafouillons-nous, traversés par des signifiants qui font « part du bafouillage de [nos] ascendants6 ». Rencontrer le discours analytique, c’est avoir chance d’entendre les signifiants dont nous héritons, de faire déconsister leur interprétation inconsciente et leur nocivité pulsionnelle. La psychanalyse permet « de porter atteinte au signifiant-maître, de le faire déchoir […] comme un semblant, […] y compris le semblant dont elle-même procède7 ». L’orientation analytique est une politique du symptôme : elle vise à desserrer l’étau du Tu es ce que je dis avec lequel le sujet est aux prises. À l’envers de l’identification à un diagnostic commun que proposent les thérapies modernes, le discours analytique supporte le paradoxe du symptôme, qui conduit un sujet à lui adresser son impasse : ce qui le fait souffrir et à quoi il tient. Elle supporte aussi le paradoxe du transfert : moteur et obstacle à la guérison. Impasse et obstacle peuvent ainsi être également des appuis nécessaires.
Noëmie Jan
[1] Monnier J. L., « Sur le transfert », 24 mai 2024, disponible sur la chaîne YouTube de Lacan Web Télévision.
[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 201.
[3] Miller J.-A., in Miller J.-A. & Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 15 janvier 1997, inédit.
[4] Miller J.-A., « Notre sujet supposé savoir », extraits disponibles sur le site de l’ECF.
[5 Introduction au texte de J.-A. Miller, « Notre sujet supposé savoir », extraits disponibles sur le site de l’ECF.
[6] Lacan J., Le Séminaire, Dissolution, in Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, 2021, p. 75.
[7] Miller J.-A., « Notre sujet supposé savoir », op. cit.