Débutant la dernière séance du Séminaire XV, Lacan parle de sa mise en lumière de l’engendrement de la science.
Lieu de la parole, lieu du savoir
Il met ce processus en exergue alors qu’il veut souligner les conséquences pour le sujet de l’Autre nouveau qu’a fabriqué la science.
Le lieu de l’Autre, ce lieu de la parole, on y a d’abord installé Dieu, lieu d’où nous vient ce que Lacan appelle le savoir. C’est un lieu qui est à la fois tradition, accumulation, réservoir et lieu possible de découvertes1. Et la nouveauté de la psychanalyse, avec son savoir inconscient, porte sur les rapports du sujet avec l’Autre.
Vérité châtrée, vérité-symptôme
La dimension radicalement neuve de la psychanalyse a rapport à la Vérité. Il y a opposition entre l’usage logique et l’usage psychanalytique du terme. « Le mot de vérité. C’est un mot très dangereux. Mis à part l’usage que l’on en fait quand on le châtre, à savoir dans les traités de logique2 ».
L’usage psychanalytique ne châtre pas la vérité. C’est celui que Lacan évoque dans sa prosopopée de 1956 et son ajout, dix ans après dans « La science et la vérité » : « Pensez à la chose innommable qui, de pouvoir prononcer ces mots, irait à l’être du langage, pour les entendre comme ils doivent être prononcés, dans l’horreur3 ». Dans sa première analyse de l’émoi de mai, Lacan fait des étudiants le lieu où la vérité devient symptôme, devient réelle. « Ce que nous apprend la psychanalyse, c’est que la vérité gît au point où le sujet refuse de savoir. Tout ce qui est rejeté du symbolique reparaît dans le réel. Telle est la clef de ce qu’on appelle le symptôme. Le symptôme, c’est ce nœud réel où est la vérité du sujet4 ».
L’Autre psychanalytique donne chance au savoir
Celui qui porte le symptôme ne sait pas ce qu’il dit. Rien « ne devient savoir que d’être reconnu par l’Autre […] Ce n’est qu’au niveau de l’Autre que ce qui détermine le sujet s’articule en savoir5 ». Encore faut-il que cet Autre particulier qu’est l’Autre psychanalytique, qui a pris la place de l’Autre philosophique, grâce à l’élaboration logique, à ce que Lacan appelle une purification du statut du sujet.
Lacan revient sur les liens de la purification logique et du premier nom du lieu de l’Autre : Dieu. Cela n’a pu se faire que par le « détachement du sujet de tout ce qui peut se passer entre lui et l’Autre – et Dieu sait qu’il peut s’en passer, des choses, jusques et y compris la prière – qu’est ce qui est sorti ? Chose étrange, c’est la science, soit un savoir qui n’est pas n’importe lequel, mais un savoir pur, qui n’a rien à faire avec le réel, ni, du même coup, avec la vérité6 ».
Le détachement du sujet de la science du sujet de la prière
Le détachement de la science de la prière peut surprendre, mais c’est une reprise de la nécessité du lieu de l’Autre comme dimension de l’Autre-chose. « Le désir, l’ennui, la claustration, la révolte, la prière, la veille […], la panique enfin sont là pour nous témoigner de la dimension de cet Ailleurs, […] en tant que principes permanents des organisations collectives, hors desquelles il ne semble pas que la vie humaine puisse longtemps se maintenir7 ». Le lien entre le détachement de la science et l’adresse à Dieu retrouve par un autre chemin, ce lien et non cette opposition que Koyré avait mis en évidence et que Lacan rappelle au début du Séminaire. « Il y a en effet une relation certaine entre la cassure qui s’est produite dans l’évolution de la science au début du XVIIe siècle, et l’avènement de la portée véritable du mythe de la Création, qui aura donc mis seize siècles à parvenir, dans sa véritable incidence, à ce qu’on peut appeler, à travers cette époque, la science chrétienne. Il est un peu surprenant que cette remarque, qui, je le souligne, n’est pas de moi, mais d’Alexandre Koyré, ne soit pas encore maintenant admise dans la conscience commune8 ».
La purification logique et le maniement littéral de la vérité qu’elle implique laisse un résidu. Le sujet est à la place où il dit à la fois le vrai et le faux, il ne sait pas ce qu’il dit. Contrairement au philosophe, qui fait dire au sujet ce qu’il « voulait qu’il dise », le psychanalyste fait en sorte que celui qui parle soit en mesure de dire Je dis, à partir de ce qui parle en lui, au-delà de lui. « Nous ne leur interprétons jamais le monde. Nous leur apportons, comme ça, un petit morceau qui a l’air d’être quelque chose qui aurait tenu sa place, sans qu’ils le sachent, dans leur discours.9 » Et ce petit morceau est une parole dégelée, ou une parole ramenée à la vie.
Le choc de l’(a) vérité et du fantasme du psychanalyste
Le dégel de la parole chez l’analysant se fait, de façon paradoxale par le choc avec la nouvelle formulation par Lacan du désir du psychanalyste. Ce désir est lié à la séparation chez le psychanalyste entre le sujet de l’inconscient, aussi vide et logique que le sujet de la science et le résidu opaque de la jouissance (a). « Il est en effet impossible que vienne d’ailleurs que du fantasme du psychanalyste – à savoir de ce qu’il y a de plus opaque, de plus fermé, de plus autiste dans sa parole – le choc d’où se dégèle chez l’analysant la parole, et qui fait se multiplier avec insistance cette fonction de répétition où nous pouvons lui permettre de saisir le savoir dont il est le jouet […]. Ainsi se confirme que c’est par l’Autre que la vérité se fait savoir10 ».
C’est l’isolement du pur savoir de la science, le rejet qu’il implique et son retour dans le fantasme du psychanalyste, résidu de l’Acte analytique, qui condense ainsi, dans la dernière leçon du Séminaire le choc de la puissance du symptôme-Vérité et du fantasme le plus opaque pour que la répétition puisse produire un savoir nouveau.
Éric Laurent
[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien éd., 2024, p. 292.
[2] Ibid., p. 293.
[3] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 866.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, op. cit., p. 295.
[5] Ibid., p. 296.
[6] Ibid., p. 297.
[7] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 547.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, op. cit., p. 91.
[9] Ibid., p. 297.
[10] Ibid., p. 298.
Texte issu de la soirée de la librairie de l’École de la Cause freudienne sur le Séminaire XV, L’Acte psychanalytique, qui a eu lieu le 28 mai 2024.