Ce texte est un extrait de l’intervention de Virginie Leblanc à « Question d’École », le 1er février 2020.
Pour s’interroger sur l’actualité du cartel dans notre École, on pourrait réitérer l’exercice des Lumières et l’usage qu’ils firent en leur temps du regard de l’étranger, son œil faussement naïf produisant un savoir nouveau. Chez Montesquieu par exemple, Usbek et Rica, tout juste débarqués de leur lointaine Perse, découvraient la France et ses mœurs si étonnantes tandis que les bourgeois parisiens, ébranlés par la différence, leur renvoyaient la fameuse interrogation « Comment peut-on être Persan ? »[1]
Quiconque s’intéresse d’un peu loin à notre expérience du cartel ne manquera pas de même d’en être intrigué. Ce « cartel », qui semblerait évoquer davantage une pratique secrète que la réunion de sérieux et décidés travailleurs du champ psy, quelle drôle d’activité tout de même : au XXIe siècle, alors que le savoir universel se trouve à portée d’un clic et dans le confort de son fauteuil, se déplacer tard, le soir, pour travailler un texte souvent extrêmement difficile, en présenter sa lecture, la confronter avec celle des autres, repartir content et/ou bredouille, revenir, relire… « Comment peut-on bien être cartellisant ? ». […]
Dans le cartel, comme dans tous les lieux où circule le savoir analytique, la transmission repose sur une supposition de savoir. C’est même la caractéristique principale du savoir issu de l’inconscient, qu’il soit supposé, et non dans le réel, comme le rappelle Jacques-Alain Miller dans son cours [2]. Ce « semblant de savoir »[3] est structural, du fait que dans le discours analytique, le S2 n’est jamais produit au grand jour. Structuralement, il comporte donc également le risque qu’il puisse disparaître, à force d’en demeurer à cet état de supposition qui pourrait conduire, si l’on n’y prend garde, à ce qu’il ne soit qu’un savoir prémâché ou remâché, y compris et surtout dans les sociétés analytiques qui s’en font les dépositaires.
On saisit ici à quel point le cartel apparaît comme une réponse extrêmement solide à de telles déviations ou compromissions pour reprendre le terme de Lacan : car celui qui, au terme d’un travail solitaire, s’extirpe de l’autoérotisme de la lecture pour s’en venir rencontrer trois ou quatre autres et tenter de livrer un bout de ce qu’il a saisi du texte s’oblige d’emblée à ne plus demeurer dans un savoir supposé, mais il l’expose, et s’expose du même coup. Cet étudiant si particulier se penche ainsi sur un objet d’étude extrêmement singulier en ceci qu’il le concerne d’abord en premier lieu : car il ne peut qu’éprouver, et l’éprouver corporellement, combien les concepts analytiques qu’il triture échappent, puisqu’ils reposent sur un vide ou plutôt tournent autour d’un trou, ce « trou au cœur, au centre du réel »[4] qui fracture la belle unité de la pensée, toujours secondaire. […]
Concluons avec Lacan : « que chacun y mette du sien. Allez-y. Mettez-vous à plusieurs, collez-vous ensemble le temps qu’il faut pour faire quelque chose, et puis dissolvez-vous après pour faire autre chose »[5]. Jusqu’au bout Lacan aura porté et revendiqué pour son École, dans sa parole même, ce dispositif si propre à maintenir la psychanalyse vivante, et ses praticiens sur la brèche. Cette parole se fait entendre, aujourd’hui encore. Charge à nous de poursuivre la tâche en en faisant exister et vibrer les échos.
[1] Cf. Montesquieu, Lettres persanes, Paris, Flammarion, 2016.
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, inédit.
[3] Ibid., leçon du 8 janvier 1992.
[4] Lacan J., Le Phénomène lacanien, Nice, Section clinique de Nice, 2011.
[5] Lacan J., Le Séminaire, « Dissolution », leçon du 18 mars 1980, Ornicar ?, n°20-21, été 1980, p. 18.