Lors de la table ronde « L’étouffe culture » du Forum « Battre Le Pen » [1], Gérard Wajcman rappelait comment pour Lacan, comme pour Freud, la culture n’était pas un idéal de la civilisation, et que ce qui l’occupait c’était moins la culture que son malaise.
Lacan envisageait la culture, ou plus précisément la création artistique « du côté de ce qui dérange. De ce qui démange. De ce qui tient en éveil et réveille » [2], soit la fonction que Lacan attribue au réel dans son dernier enseignement, celui du non rapport et du S1 tout seul avec ses effets de corps, « pavé dans la mare du signifié » [3].
En 1975, Lacan, invente l’ S.K.beau [4], dont l’écriture ironise sur le beau et vient dénuder ce réel énigmatique « S.K » au cœur de l’invention joycienne. Tournant le dos aux idéaux du beau, du bien, du vrai, l’art de Joyce se met au service de « l’eaubscène » [5], dans une écriture qui vise non pas des effets de sens, mais de jouissance, de réel. C’est là son « art-gueil » [6] dit Lacan, substituant par ce jeu de mots, l’art, l’artisanat dont un sujet est capable, à la tromperie narcissique de la belle forme, l’image phallique, qui hypnotise, endort.
Le scandale déclenché le 29 mai 1913 à Paris par la création du Sacre du Printemps est un fait bien connu, témoignant de cet effet d’électrochoc produit sur un public peu enclin au nouveau. Un pavé venait d’être jeté dans l’esthétique formelle de l’époque, avec une partition fondée sur la polyrythmie, la discontinuité, la dislocation de la structure, qui fit dire à Pierre Boulez que « le phénomène Sacre du printemps » marquait véritablement « l’acte de naissance de la musique contemporaine » [7].
On peut voir dans Le Sacre une anticipation du dernier Lacan, avec un abord de la jouissance du côté de l’Un, de l’évènement de corps, qui fait trou dans les représentations du sujet. Stravinsky décrivit la façon singulière dont l’œuvre s’imposa à lui, comme n’ayant été guidé dans sa composition par aucun système, avec cette sensation de n’avoir été que le vaisseau à travers lequel Le Sacre passait, notant à la fin de sa partition qu’il l’avait finie « avec une rage de dents » !
Autrement dit l’évènement « Sacre » est celui d’un évènement de corps, poussant à l’invention d’une écriture qui a permis à la création musicale de partir sur des bases nouvelles [8].
Dans son texte « La fuite du son » [9], Serge Cottet se demandait ce qui, dans la création musicale contemporaine, pouvait susciter l’intérêt des psychanalystes dont il s’étonnait du retard du goût à son égard, quand la peinture était toujours assurée de son succès. L’oreille, « qui ne peut se fermer » [10], serait-elle, même chez les analystes, plus conservatrice que l’œil ? C’est un fait que l’(a) – tonalité est venue bouleverser un rapport de satisfaction à la musique. Les sons dissonants, ça ne fait pas pleurer ni rêver. C’est plutôt l’unerkannt qui vient frapper à la porte, dans un impact plus direct de la matière sonore sur le corps, sans leurre. C’est dans « le motérialisme [de lalangue] que réside la prise de l’inconscient » [11] – nous enseigne Lacan, invitant les psychanalystes à tendre l’oreille vers ce qui dans la parole du sujet « ressurgit comme couac » [12], soit le signifiant sous sa face résonnante, perplexifiante, de jouissance, de réveil.
La création musicale est sans au-delà, sans signification, pouvait dire le compositeur de musique concrète Pierre Schaeffer [13]. « Elle est juste la joie des fractions » – à écrire comme ça vous chante !
Valentine Dechambre
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[1] Forum « Battre Le Pen », 21 avril 2022, animé par Anaëlle Lebovits-Quenehen et Jacques-Alain Miller, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=OrQBFT9JKC4
[2] Wajcman G., intervention au Forum « Battre Le Pen ».
[3] Lacan J., « Radiophonie », (1970), Autres écrits, Paris, Seuil, p. 416.
[4] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 566.
[7] Boulez P., Programme du Festival d’Automne à Paris, édition 1980.
[8] Boulez P., Programme du Festival d’Automne à Paris, op. cit.
[9] Cottet S., « Musique contemporaine : la fuite du son », La Cause du désir, « Ouï ! En avant derrière la musique », hors-série numérique, consacré à « Psychanalyse et musique », p. 64 ; repris en hommage à Serge Cottet dans Lacan quotidien, n°752, 7 décembre 2017, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 17.
[11] Lacan J., « Conférence à Genève sur le Symptôme », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 13.
[12] Lacan J., « Radiophonie », op. cit., p. 417.
[13] Schaeffer P., « Du cadre au cœur du sujet », in Cain J. et A., Rosolato G., Schaeffer P., Rousseau-Dujardin J., Trilling J., Psychanalyse et musique, Paris, Les Belles Lettres, collection Confluents psychanalytiques, 1982, p. 75.