Retour de Jérusalem et d’un jeudi de travail avec nos collègues d’Israël, arrivé à l’hôtel qu’on m’a choisi devant la plage de Tel Aviv, je vois qu’un message m’attend, saillie immédiate au-dessus de l’écume sans relief des courriels ordinaires : Christiane Alberti m’annonce la disparition de Bernard This et me prévient de la cérémonie du lendemain.
Pourquoi la nouvelle funeste m’envahit et m’accable sur ces rivages où l’Histoire afflue, sables gorgés de signes, recrus des époques du monde ? Fallait-il que ce soit là, devant la mer que marque au sud Jaffa éclairée dans le ciel, sur une terre qui m’informe trop que je ne fermerai pas l’œil de la nuit, ou si peu, ou si mal, jusqu’à ce que vienne l’heure de ses obsèques, où je ne serai pas ? Mes pensées sont seules.
Bernard This disparu n’animera plus son érudition considérable, qui laissait beaucoup d’entre nous pantois d’admiration. Avec lui qui n’est plus, homme aux innombrables entreprises, une générosité se retire du spectacle des choses. Est-ce cela, avec la douleur des sympathies interrompues, qui m’explique les causes d’une intensité de sentiment dont, presque, je m’étonne.
Mais quoi ! Bernard n’était pas de mon âge, ni de celui de mes camarades. Il avait enduré et connu une guerre dont la génération de nos parents sortait. Comment rendre intelligible et traverser l’épaisseur d’une peine, que la simple raison et la compréhension moyenne des motifs élémentaires ne justifient pas ? La tristesse, en effet, ne s’ajoute pas spontanément au silence effrayé qui accompagne la sortie des témoins essentiels. Alors ? j’ai su par la peine éprouvée que Bernard, le grand aîné, était bien davantage qu’un témoin qui a vu les vieilles luttes, entendu les premières harangues, et pris sa part de cette splendeur inaugurale des commencements qu’évoque la plume d’un contemporain capital du Docteur Lacan dans ses Tristes tropiques. Un grand aîné, certes il l’était, mais qui savait, plus que personne, se faire l’ami de ses cadets, sommés de le tutoyer, ravis par l’offre fraternelle d’une familiarité incomparable, parce qu’exempte de l’impudeur des épanchements. Un grand aîné qui savait se faire l’ami de ses cadets, fort comme nul autre d’une aptitude à transformer en ardente affection sa frénésie de connaissance et l’allégresse de son goût joyeux pour leur partage. Apparemment insoucieux des prudences communes, son plaisir d’apprendre et de transmettre semblait ne faire aucun cas des avertissements raisonnables, pareils à ceux que l’on pouvait lire aux marges de ces cartographies antiques, qui gardaient jalousement la frontière de leurs contrées obscures par un intimidant et solennel : hie sunt leones.
Un souvenir maintenant, puisé dans ceux qui rassérènent. C’était, …non ! le temps n’a que peu à faire ici, puisque rien ne s’en est effacé. C’était à la campagne, chez Claude, chez lui ; en messidor sans doute. Le jour finissait tard. Un dimanche, dans notre calendrier grégorien. Nous étions six ou sept – Pierre Thèves était là, et Nathalie, Pierre Skriabine et Joëlle – littéralement ébaubis de sa faconde employée à nous faire découvrir son petit atelier avec la démonstration, gestes à l’appui, de l’utilité paradoxale de quelques uns de ses outils curieusement modifiés par la fantaisie de ses soins. Six ou sept, toujours, entraînés dans la visite du jardin. Et l’hôte de nous raconter chaque plante, ses origines, ses greffes et sa vie, le pourquoi de quelques déconvenues, ce qu’il escomptait des fruits de leurs saisons ; et l’hôte de nommer chaque fleur ; symboliques, légendes, rumeurs et senteurs confondues avec, cela va sans dire, l’étymologie appropriée – Volksetymologie parfois, lui le Lorrain qui savait le parler d’Outre-Rhin, avec le Grec et le Latin. « Mon dieu, songeai-je in petto, moi qui m’estimais indifférent aux herbiers, qui pensais me contreficher des gemmules autant que des cotylédons, il sait même la botanique, et me rendre captif de ses mots, épris de sa parole qui m’enrôle dans la science de ses passions ! »
Il y a plus dense encore, comme on peut le deviner : mercredi 20 novembre 1963 (deux jours après, John Fitzgerald Kennedy tombe sous les balles d’un soldat perdu, doublé d’un demi-fou, à Dallas) ; Lacan est à l’hôpital Sainte-Anne, dans la salle où sont dispensées depuis dix ans les leçons de son Séminaire. Il n’y a pas tant de monde que cela. Mais les This, Bernard et son épouse, Claude, sont dans l’auditoire. Jacques-Alain Miller a publié le texte enregistré de ces minutes inouïes : « Je n’ai pas l’intention de me livrer à aucun jeu qui ressemble à un coup de théâtre. Je n’attendrai pas la fin de ce séminaire pour vous dire que ce séminaire est le dernier que je ferai… Je demande que l’on garde un silence absolu pendant cette séance. »[1] Il a fallu quarante ans pour qu’un soir – était-ce rue Huysmans, je ne me souviens plus bien – Bernard, devant Claude, brosse le récit de leur présence, sagement assis sur les bancs de l’événement. C’était peu, c’était sobre, c’était beaucoup.
Je voudrais faire aujourd’hui de cette sobriété narrative, l’indice d’une loyauté, vertu plus véridique que la fidélité et sans laquelle le courage n’est que bouffonnerie. Au début de l’École de la Cause freudienne Bernard This, avec Claude, offraient le gage de cette loyauté. En trouvant leur place au milieu de ces anciens de l’École freudienne qui nous étaient un honneur, ils montraient qu’étaient possibles l’effort que nous voulions, suivant Judith et Jacques-Alain Miller, et la réussite que nous briguions. Dans l’épidémie d’alors, celle des départs, Bernard et les siens m’expliquaient ces mots de Lacan qui, déjà, me taraudaient : « Une éthique s’annonce, convertie au silence, par l’avenue non de l’effroi, mais du désir… »[2]
Je relis pour l’Hebdo Blog l’entretien que Bernard This donnait au journal Libération le 29 octobre 1996 : « J’habite juste en face de l’ancien Vel’d’hiv et suis le veilleur qui se souvient de ce qui s’est passé. » Me voici de nouveau entre Judée et Galilée. Il y a dix jours, avec mes amis Perla et Marco, nous marchions dans Césarée qu’ils me faisaient connaître, et échangions sur le destin de leur dernier fondateur, homme de guerre et faiseur de paix, que nous savions à l’agonie. Bernard appartenait à cette race de sang universel et d’esprit supérieur : prévenu de la sauvagerie des siècles, il s’affichait amoureux des longues ententes.
[1] LACAN J., Des Noms du Père, Seuil, 2005, p. 67.
[2] LACAN J., Écrits, Edition du Seuil, 1966, p. 684.