Yasmine Grasser : Marions-nous ! Marions-nous ! Dominique, savons-nous ce que nous faisons lorsque nous nous marions ?
Dominique Miller : Tu connais, Yasmine, la thèse de Freud en 1917 : Il n’y a pas de bons mariages, le second est plus heureux [1]
Y.G. : Cette thèse, il y tient ! Il l’a encore soutenue en 1931 : La femme « se sent malheureuse dans son premier mariage, tandis qu’après une rupture de celui-ci elle devient pour son second mari une épouse heureuse » [2] ! Tu as noté que son propos concerne spécifiquement la femme ? Mais que le bonheur n’est pas pour elle !
D.M. : Freud doute du rapport sexuel. Il répond par la condition du « tiers lésé » dans la vie amoureuse. Pour que ça marche, une femme aimée ne doit pas être libre, il lui faut être la femme d’un autre homme, mari, frère, père, tuteur… C’est ce dernier qui est lésé. Heureusement, si cette condition est nécessaire pour Freud, elle n’est pas suffisante.
Y.M. : Il n’y dérogera pas ! Il ajoute une deuxième condition surprenante : la femme doit avoir quelque chose de la « dirne » – de la prostituée. Les détails de sa clinique sont péchés dans la constellation familiale et maternelle. La condition du « tiers lésé » relève du symbolique ; elle signifie que la femme appartient à un autre homme du point de vue du droit, c’est-à-dire du signifiant, mais pas du point de vue de sa jouissance – en somme, elle dépend d’un propriétaire, le mari, mais jouit avec un autre, l’amant. Freud interprète les comportements de l’amant pour l’aimée en référence à l’Œdipe : jalousies, exigences de fidélité, infidélités, passions répétitives, idéalisation, rabaissement, maltraitance, etc. Toutes ces particularités font valoir une disjonction entre signifiant et jouissance, qui intéressera beaucoup Lacan. Au point de déduire cet axiome lacanien : on jouit parce qu’il n’y a pas de rapport sexuel entre un homme et une femme.
D.M. : Il y a donc le symbolique avec sa cohorte de normes et de conventions qui occupe cette place de tiers. Mais une altérité beaucoup plus radicale existe : c’est le réel de la jouissance. Tu es d’accord ?
Y.G. : Dominique, on pourrait revenir plus précisément à la notion d’altérité. Veux-tu lire la citation de Jacques-Alain Miller ?
D. M. : Les organisateurs nous ont proposé de commenter cet extrait de la leçon du 29 mars 1989. Ce cours, J.-A. Miller l’a prononcé au Centre Rachi, il fourmille de références : « L’écrasement de l’altérité est d’ailleurs ce qui menace le mariage moderne contemporain, celui où on fait vraiment comme s’il n’y avait que des semblables dans cette dimension. »[3]
Y.G. : « L’écrasement de l’altérité ! dans le mariage moderne » ! On est loin de Freud ! Lui qui indiquait que la vie amoureuse n’était pas conditionnée par un déterminisme biologique, mais par la position d’altérité de la femme taboue. Ce tabou de la femme, propre aux sociétés dites primitives, signifie que « la femme est autre que l’homme » (1917). Lacan reprend cette thèse que la femme est Autre, avec un grand A, un Autre radical, un non-semblable. J.-A. Miller souligne dans ce cours que c’est le côté « dirne » de la femme qui l’a faite taboue parce que sa jouissance est Autre, « hétéros », c’est-dire étrangère, y compris à elle-même. Il a remarqué qu’il n’y a pas de tabou de l’homme, que l’homme depuis Platon demeure « le même ». Il n’y a pas de symétrie entre l’homme et la femme.
D.M. : Notre époque expulserait cette altérité de la femme au profit d’une égalité, d’une mêmeté. Elle voudrait que la famille persiste, mais avec des formes d’identifications horizontales. Comment un couple peut-il faire pour tenir ?
Y.G. : Cet été, la Une de Philosophie Magazine[4] affichait : « Pourquoi avons-nous besoin d’être aimés ? » La juriste Marcela Iacub interwievée y affirme que notre modernité, depuis les années 70, s’est bâtie sur une « utopie isolationniste » dont le modèle est – tu ne peux deviner ! – Robinson Crusoé. On sait que ce modèle d’individu « qui peut se passer de lien personnel et significatif à autrui » n’est pas viable. C’est pourquoi, dit-elle, nous avons besoin d’être aimés. Elle pense qu’aujourd’hui, dans notre société, les seuls êtres qui ont besoin de liens ce sont les enfants. Les couples séparés « font famille » à partir du lien juridique qu’ils tissent autour de leur enfant. C’est ainsi qu’elle explique la nécessité de « faire famille » pour des couples conçus le plus souvent comme « détachables ». Peut-être y voit-elle là, un moyen pour enrayer ces processus d’isolationnisme.
D.M. : Le lien juridique réintroduit de l’Autre : un tiers. Mais c’est une sorte de bricolage que permet l’Autre symbolique. Alors comment situer l’altérité de la jouissance de la femme dans ce contexte de couples « détachables » ?
Y.G. : Je peux rapporter ici une fiction ?
D.M. : Celle de la famille recomposée dont tu m’as parlé, écrite par Marcela Iacub ?
Y.G. : C’est cela. Cette fiction[5] d’un premier amour, publiée dans le journal Libération du 8 août dernier, décrit les amours d’une « petite femme », qui entre trois et treize ans, se marie quatre fois, accouche dix-huit fois, et est deux fois grand-mère. Ce sujet vit immergé dans notre société d’hyperconsommation où le partenaire sexué est interchangeable. Son principe de vie : « l’amour est plus fort que tout ». Plus fort que l’Autre familial, assurément. Plus fort que sa propre altérité ? Qu’en sait-elle ? Il semble pourtant que quelque chose de sa propre altérité ne la laisse pas tranquille, la bouscule quelque peu lorsqu’elle apprend que son avant‑dernier mari – qu’elle aimait, qui lui avait fait douze enfants, pour lequel elle avait mis les six autres à l’orphelinat – complotait avec sa maîtresse de l’assassiner, elle avec leurs douze enfants. Rabaissée, humiliée, menacée dans sa chair, elle partira avec son sauveur et premier amant qui, lui, attendait son heure depuis la maternelle. Ils avaient eu deux filles, l’une d’elle venait de les faire grands-parents. Ils n’avaient pas eu le temps de se marier, ce sera fait à treize ans. La « petite femme » devenue grand-mère renoncera définitivement à « accoucher » pour mener une « vie tranquille » et confortable auprès de ce premier amant dont la valeur amoureuse avait terriblement grimpé, quand elle avait su qu’il était l’heureux propriétaire d’un trésor trouvé dans le jardin de ses parents.
D.M. : Où se situe l’altérité ? Est-elle le moteur de son changement ?
Y.G. : Dans la castration. L’altérité se loge dans ses infidélités, mais aussi dans le laisser‑tomber de ses enfants. Là, elle n’est pas-toute aux uns ni aux autres. L’infidèle, c’est la femme qu’on ne possède pas, interprète J.-A. Miller. Ici, l’infidélité de la « petite femme » à celui qui veut croire qu’il la possède parce qu’ils sont mari et femme, la fait pas-toute à lui. Mère, elle peut toujours faire plus d’enfants au mari qui la trompe et complote, c’est elle qui le possède. Il sera arrêté avec sa complice. Au final, elle change, quand elle revoit son premier amour. Celui qui ne s’oublie pas ! C’est très freudien. Mais c’est aussi comme une deuxième rencontre, un deuxième mariage. C’est doublement freudien ! Pour ce premier amour, elle renonce à accoucher, une manière de n’être pas-toute à lui. Finalement, elle sera la femme qui consent à ce qu’un homme la possède, à sa propre altérité enfin atteinte.
D.M. : Freud a d’emblée impliqué un Autre symbolique dans le lien amoureux. Cet Autre peut virer à l’imaginaire s’il trouve à s’incarner dans un Autre conventionnel et tyrannique. C’est l’histoire de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre. Virginie accepte de quitter Paul pour hériter de sa tante alors que sa mère avait été déshéritée. En contrepartie, elle se doit d’épouser l’homme riche qu’on lui a choisi. La femme est ici un objet d’échange pour préserver la transmission et la valorisation des biens familiaux. À cette condition, elle sera reconnue comme étant des leurs. Mais l’amour pour Paul sera plus fort. Elle rejette les prédicats familiaux et revient vers lui pour vivre son amour. Et, cet amour la tue. Le bateau fait naufrage, elle se noie sous le regard de Paul impuissant. Cruelle leçon pour la liberté et l’amour ! L’Autre imaginaire rencontré était fait de préjugés, de convenances, d’exigences, d’arrogances, de malveillance, cet Autre croyait aux liens du sang, au nom de famille, à son pouvoir de propriétaire sur les héritiers pour en jouir. L’Autre symbolique n’étant plus en jeu, le tiers avait cédé la place à la figure obscène du surmoi et sa volonté de jouissance. Cette histoire raconte combien la faille dans l’Autre symbolique ouvre la voie à l’amour, avec tous les risques que ça comporte. Elle posait dès 1788 la question de la conjonction/disjonction de l’amour et de la jouissance. Freud a répondu : la femme aime là où elle jouit, alors que l’homme aime là où il ne jouit pas et jouit là où il n’aime pas.
Y.G. : Freud était sans illusion. Il avait bien vu que fondamentalement l’Autre ne peut pas tout. Il ne peut pas garantir ses représentants (père, famille, mari…) qui ne sont que semblants. Il ne peut pas non plus garantir le rapport sexuel, lequel s’il existait, rendrait heureux tout premier mariage.
D.M. : Prenons maintenant une histoire moderne, celle du premier amour de Yann Moix relatée également cet été dans Libération. Son récit pose clairement la question de l’écrasement de l’Autre dans l’amour moderne. Il avait huit ans. La fillette aussi. Ils sont en vacances. Il l’aime en secret, au bord de la piscine, sans jamais oser se déclarer. L’amour du garçon se décide sur un trait imaginaire, la blondeur. Il écrit : « elle sortait de l’eau comme une lumière. » Son amour cependant n’est pas sans jouissance : il la tient la nuit « dans sa paume [la fait] rouler, [la met dans sa] bouche »[6] et la mâche…
Y.G. : Cet amour n’est-il pas le support d’une passion solitaire et masturbatoire ? Qu’en est-il du tiers ?
D.M. : L’enfant Moix exècre ses parents. Il aurait bien adopté ceux de la fillette ! Sauf que le jour où il va vers elle, le père rappelle sa fille pour le goûter. Belle équivoque ! Du coup il ne parvient pas à léser ce père qui garde sa fille pour lui tout seul. Moix reste coi ! Cela montre comment un sujet s’introduit dans l’oralité imaginaire de son amour pour y loger ses scénarios et son obsession. Dans son cas, il y a écrasement de l’altérité car la fillette n’est jamais partenaire de cet amour. Même, elle l’ignore totalement ! Mais paradoxalement, l’absence réelle joue le rôle d’une morsure de l’Autre qui ravive sans cesse le souvenir de l’absence de la fillette, et chaque fois que dans sa vraie vie d’homme, une femme « le délaisse », il se voue à être celui qu’une femme « délaisse » et en jouit.
Y.G. : Ainsi, l’auteur est transporté par cette altérité, cette image de la blondeur qu’il s’approprie en la mâchant jusqu’à retrouver la morsure de l’absence réelle.
D.M. : Tout à fait. La partenaire devient une pure inconnue, l’énigme même de toute femme qui le délaisse. Cette absence devient un objet informe qui donne forme à sa jouissance et à partir duquel il construit tous les scénarios qui alimentent son désir et toutes sortes de jouissances.
Y.G. : Il réduit l’Autre féminin à un objet.
D.M. : L’absence est comme une ardoise magique sur laquelle il projette sa libido, construit ses identifications et ses aspirations : « Nous étions deux mais elle l’ignorait. » « …ensemble dans une spéculation solitaire qui n’appartenait qu’à ma folie ». La folie de Yann Moix c’est de croire qu’il peut vivre ce lien sans l’Autre. Quand l’existence de son objet se signale hors de lui, c’est l’angoisse, signal du réel. L’angoisse sollicite l’Autre réel, qui le prive de sa propre existence. Il est le « Condamné de sa cellule ».
Y.G. : Si nous comparons ces deux portraits, on peut déduire qu’on se marie pour ne pas jouir seul de son corps. « Y’a d’l’Autre ». Mais ça signifie que le corps c’est l’Autre. Dans l’amour, on est tenté de l’ignorer, alors on lui donne un support fantasmatique où le corps répond présent. Le conte de Marcela Iacub le confirme : pour que l’Autre barré tienne sa place dans l’amour, la petite femme de treize ans doit renoncer à ne plus accoucher. Ce consentement à une perte de jouissance, au pas-tout, la fait femme.
D.M. : Pour le garçon, le sujet a un pied dans l’Autre en tant que marié avec sa jouissance, l’autre pied est dans la blondeur idéalisée réduite à un objet mâché. Cette rencontre semble avoir déterminé sa vie amoureuse. Rencontrer une femme qui consonne avec son fantasme implique de la rabaisser. D’où le risque pour l’homme d’écraser l’altérité radicale de la féminité.
Y.G. : L’enjeu du couple serait donc qu’une femme accède à sa propre altérité. Ce qui impliquerait qu’elle supporte d’être rabaissée ? Car, bien qu’aujourd’hui le bourgeois ne domine plus les femmes avec sa puissance financière et familiale de propriétaire, on constate qu’elles se sentent toujours rabaissées dans la relation sexuelle.
D.M. : La Jouissance féminine peut être atteinte au-delà de la singularité de la jouissance perverse de son partenaire.
Y.G. : Réduite à l’objet du fantasme d’un homme, une femme peut se laisser aller à un « j’m ça » de la jouissance perverse de l’homme. Elle l’accepte comme une altérité. Ce tiers la dérange, tout en l’introduisant à une autre sorte de « j’m ça », une étrangeté éprouvée dont elle ne peut rien dire. Le réel de la jouissance masculine lui sert d’accès à l’Autre jouissance. Pas toujours.
D.M. : Cette rencontre est possible quand les conditions de l’amour sont remplies pour une femme. La modernité dévoile que cette solution féminine a été recouverte par les principes judéo-chrétiens de la famille : avoir un nom, une famille, des enfants. Aujourd’hui l’amour féminin laisse voir chez certaines femmes sous couvert de dévouement, de renonciation, de sacrifice, une forme mystique de l’amour, caractéristique d’une jouissance impérieuse, extravagante, sans la limite phallique, une jouissance hors-limite. Cet amour féminin n’est pas cantonné à l’amour religieux pour Dieu. La clinique psychanalytique nous amène à penser que le père, toujours très présent dans l’amour féminin, peut occuper cette place où l’amour féminin se nourrit d’un amour sublimé, inspiré par lui.
Y.G. : On pourrait dire qu’il y a de l’Autre divin dans l’amour féminin. Lacan dit : il y a « une face de l’Autre, la face de Dieu, comme supportée par la jouissance féminine »[7]. Un lien intime et profond au père, sorti des rivalités infantiles de l’Œdipe, introduit donc une femme à cette altérité. Le Père ici n’est plus l’Autre symbolique, c’est un Autre réel qui engage le sujet féminin au niveau d’une relation mystique. Cela fait partie des conditions d’amour inconscientes qu’une femme veut d’un homme.
D.M. : En fait, tous nos exemples ne font que confirmer la thèse lacanienne. L’hystérique lutte pour ne pas rencontrer le réel dans l’amour que Lacan a défini dans le non-rapport sexuel. Dans un couple, on n’est pas deux, on est trois à cause du non-rapport sexuel. Comment faire en sorte que cette jouissance ne soit pas écrasée dans un couple ? Question cruciale pour notre modernité.
Y.G. : Je te parlais de Zygmunt Bauman. Dans son entretien avec Thomas Leoncini sur Les enfants de la société liquide[8], il place l’amour solide, l’amour éternel, du côté du mariage bourgeois, traditionnel. Et l’amour liquide comme étant l’amour moderne qui file, qui raisonne sur vingt-quatre heures, qui démontre la fragilité du lien entre un homme et une femme. C’est la position subjective de l’héroïne de Marcela Iacub.
D.M. : En effet, la modernité tente d’expulser l’Altérité, impliquée par le non-rapport sexuel. L’Autre est écrasé, dit J.-A. Miller. Comment la modernité le réintroduit-elle ? Par le monde en ligne ? Par l’Autre virtuel, imaginaire et réel. Le langage électronique permet un discours sur l’amour et la jouissance, il alimente l’imaginaire, et même la réalité du couple. L’amour est liquide quand le sujet trouve son objet de consommation sur le web, son objet sexuel. Beaucoup d’applications promettent de satisfaire ce besoin de façon immédiate et éphémère. Le web, qui a sa langue, ne soustrait pas l’Autre symbolique. Par contre, il donne consistance aux fantasmes qui éliminent le non-rapport sexuel. Le web réduit l’Autre du sexe à un objet. Ce qu’on trouve aujourd’hui, on ne le trouvait pas avant aussi crûment !
Y.G. : Ainsi le réel revient par la fenêtre, car l’objet virtuel sexuel a des adhérences avec l’objet déchet.
Duetto lors des 48e Journées de l’ECF, le 16 novembre 2018
[1] Freud S., « Le tabou de la virginité » (1918), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1970, p. 78. (« Les seconds mariages sont souvent les meilleurs que les premiers »).
[2] Ibid., p. 77.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les divins détails », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 29 mars 1989, inédit.
[4]« Pourquoi avons-nous besoin d’être aimés ? », Philosophie Magazine, n° 121,
[5] Iacub M., « Ariel, Adrian, etc. », Libération, 8 août 2018, https://next.liberation.fr/arts/2018/08/07/ariel-adrian-etc_1671376
[6] Moix Y., « Mon amoureuse », Libération, 9 août 2018, https://next.liberation.fr/livres/2018/08/09/mon-amoureuse_1671805
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 71.
[8] Bauman Z., Les enfants de la société liquide, Paris, Fayard, 2018.