Jacques Borie avait le goût des déplacements auxquels les changements de perspectives nous contraignent. Si du point de vue de l’organisation, il pouvait grogner, voire jouer la grosse voix, être bousculé dans ses façons de lire Freud et Lacan avec Jacques-Alain Miller et, avec ses collègues, ne le mettait jamais de mauvaise humeur. Il aimait ne pas s’y retrouver, il aimait que les lecteurs studieux que nous avions été avant les années 2000 soient désorientés dans leur appréhension des repères qu’ils pouvaient penser avoir acquis.
En 2003, c’est en ces termes qu’il ouvrait la première séance du séminaire interne de l’ACF-RA, consacrée à La Troisième. Il avait décidé de mettre ce texte, qui vient d’être publié chez Navarin éditeur [1], à l’étude.
Pour que la parole, dans l’analyse, fasse mouche, il faut éviter que l’oreille de l’analyste soit formatée. Jacques Borie ne le dit pas ainsi dans son introduction, mais nous y entendons son énonciation dans ce qu’il avance alors : quelque chose comme, « Ah…, je m’y retrouvais dans la rhétorique bien balancée du discours de Rome, mais en lisant La Troisième, je découvre que nous pouvons être portés à user des mots de la paroisse. Alors, lisons ensemble cette conférence de Lacan à Rome ; voyons comment nous pouvons manier les surprises, ce qui ne signifie nullement sanctifier le dernier enseignement de Lacan et mettre au placard ses textes antérieurs, si essentiels, ceux des Écrits par exemple ». Il nous faisait part d’un moment de désorientation qui le remettait au travail, pas tout seul. Il insistait alors sur un point : la voix de Lacan dans cette troisième conférence à Rome, qui oscillait entre enflure et brisure. Ce n’est pas l’enthousiasme des commencements, ce n’est pas la morosité devant le constat d’un gâchis, car une scission se prépare. Le ton, dit Jacques Borie, est à la fois gai et grinçant.
J’aime le présent avec lequel il lisait Freud et Lacan. Sa petite phrase, « Prenons Lacan à la lettre ; c’est ce qu’il recherche », nous extrait de la position qui nous tente, celle de l’héritier, avec les effets mortifiants et les transferts discrètement négatifs qu’elle ne manque jamais d’engendrer.
Sa lecture s’attache dans cette intervention qui vaut introduction, à une ambiguïté : celle de la fonction du signifiant à laquelle le psychanalyste peut se faire docile. Il s’agit toujours, dans la cure, de suivre l’inconscient à la trace, mais au-delà de l’articulation signifiante. Il prend acte de ce que Lacan nous enseigne : l’inconscient est une élucubration de savoir sur lalangue. Dès lors, ce qui compte est moins le reste a, produit de l’articulation S1-S2, que des traces de jouissance laissées dans le corps du parlêtre, lichettes hors sens que Lacan rapproche dans ce texte, du ronron du chat [2].
Le souci de rendre le signifiant à sa dimension contingente, percutante, mais aussi savoureuse, légèrement ironique, a toujours accroché Jacques Borie. Il nous invitait à soutenir au cas par cas la créativité de la langue qui fait le bonheur des poètes, pas sans le repérage, pour celles et ceux qu’il rencontrait, du rapport et aux objets, et à la langue dans le langage. Sur ce plan, il faisait preuve d’une rigueur, d’un sérieux implacable. Accepter d’être désorienté, y consentir, suppose des repères. Ce pour quoi il avait désiré, voulu, la Section clinique de Lyon Grenoble.
Pour pouvoir consentir au hors-norme des enfants de Nonette qui lui ont tant appris, il faut à l’analyste en position d’assurer une responsabilité institutionnelle, être parvenu à un point subjectif de conclusion qui se passe de l’Autre de la garantie. Il y a ce qui anime le désir, toujours aussi infime qu’indispensable. Pouvoir se passer de la musique de l’être [3], d’un « je suis… ça » déduit d’un « je pense » que l’on peut toujours espérer, n’oriente pas nécessairement vers la procédure de la passe sur laquelle Lacan avait travaillé en 1967, ce que Jacques Borie rappelle dans son introduction.
Au fil des années et sans même s’en apercevoir, notre collègue avait affiné son goût pour l’invitation ironique de Lacan qu’il nous rapporte en 2003 : « Je suis un clown… ne m’imitez pas. » L’ironie, qui n’est pas le cynisme, anéantit l’ordre sans détruire l’Autre. Elle fait vaciller, l’espace d’un instant, les réponses certaines et invite à l’audace. Rien n’est plus satisfaisant que d’être délogé de ses propres énoncés, de rencontrer le dire d’une, d’un, qui va faire transfert de travail, instruire, animer. On peut se remettre alors, plus ou moins joyeusement, au travail.
Au fond, dépit et enthousiasme sont des affects qui appartiennent à la même logique, celle des attractions imaginaires générées par les idéaux.
Jacqueline Dhéret
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[1] Lacan J., La Troisième suivi de Théorie de lalangue de Jacques-Alain Miller, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021.
[2] Ibid., p. 8.
[3] Ibid., p. 9.