Les actes criminels fascinent parce qu’ils emportent avec eux une part d’opacité qui renvoie à l’obscurité la plus intime de chacun. Cette opacité nourrit des tentatives d’explication, souvent réduites à des affects ou des passions, comme si quelque chose avait poussé le sujet à agir de manière instantanée. La psychanalyse révèle toutefois que le passage à l’acte obéit à une logique singulière, marquée par des coordonnées spécifiques. Cette singularité s’enracine dans une discontinuité : l’acte, en tant que subjectif, rompt avec la causalité objective rendant impossible sa reconstitution intégrale.
Jacques Lacan, qui s’est très tôt intéressé au crime, montre que le passage à l’acte fait suite à l’échec du symbolique et de toute suppléance. La rencontre avec un réel fait irruption et laisse la capacité de réponse du criminel en suspens. La rupture de la chaîne signifiante ne se manifeste pas nécessairement au moment du geste criminel, elle peut survenir bien avant. Dans de nombreux cas, le passage à l’acte est en attente d’un deuxième moment, déclenché par un détail – un mot, un ton, un regard – qui précipite l’acte d’extraction sauvage de l’objet dans le corps d’un autre.
Une expérience énigmatique
Nous pouvons considérer le passage à l’acte comme le résultat de la précipitation d’une expérience énigmatique. Dans « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Lacan évoque une expérience de chaîne brisée, préalable à la signification, qu’il nomme vide énigmatique1. Jacques-Alain Miller précise que l’énigme questionne le rapport du signifiant au signifié, constituant une rupture entre les deux2. Elle surgit quand quelque chose est reconnu comme un signifiant, cela veut dire quelque chose, mais on ne sait pas quoi. Cela contraint à une temporalisation en deux temps : d’abord, la reconnaissance du signifiant, puis l’impossibilité d’énoncer ce que ça veut dire, d’où le vide énigmatique. Ce vide n’est pas absolu, il se produit à la place où le sujet attendait une signification. Il lui reste « la signification d’avoir reconnu le signifiant comme un signifiant3 ».
Les sœurs Papin et l’obscur du réel
Lacan étudie le crime des sœurs Papin pour rendre compte du passage à l’acte, en isolant le moment de précipitation. Il souligne des étrangetés, leur isolement dans leur chambre, sans échanges avant le crime. Il note que d’un groupe social à l’autre « on ne se parlait pas4 », marquant un obscurcissement, une absence de savoir entre les deux. Un an plus tôt, Christine avait tenté d’émanciper Léa à la mairie et on les avait tenues pour persécutées. Lacan épingle cet incident comme « seule trace d’une formulation d’idées délirantes antérieure au crime5 », il relève leur certitude d’être menacées et la force de la contrainte qui entraine l’acte. Cette menace demeure suspendue, en attente du second temps qui précipite l’acte. Il surviendra lorsque, à la suite d’une panne d’électricité, « [l’]obscurité se matérialise6 ». L’obscurité de la réalité vient rejoindre l’obscur du réel, précipitant ainsi l’acte.
Guillermina Laferrara
[1] Cf. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 538.
[2] Cf. Miller J.-A., « Ouverture. De la surprise à l’énigme », Le Conciliabule d’Angers. Effets de surprise dans les psychoses, Paris, Agalma, 1997, p. 14.
[3] Ibid., p. 16.
[4] Lacan J., « Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin », Premiers Écrits, Paris, Seuil, 2023, p. 93.
[5] Ibid., p. 99.
[6] Ibid., p. 94.