« You’ve got to be prepared to take care of yourself. »
Farai Chideya, The episodic career
L’expression « nouvelle normalité » – the new normal – s’est convertie en un syntagme courant dans le discours néolibéral[1]. Moyennant sa répétition en des contextes innombrables et variés, il est recherché que les citoyens en viennent à introjecter et à assumer comme un état naturel ce qui devrait en principe susciter une commotion sociale et une révolte contre l’aggravation des conditions de vie. La « nouvelle normalité » prétend exactement à ceci: normaliser les décisions politiques qui obéissent aux intérêts du pouvoir comme s’il s’agissait d’événements qui tombent du ciel, ou qui résultent de transformations irrémédiables auxquelles il est insensé de s’opposer, étant donné qu’elles « surgissent » par l’action de forces mystérieuses. Pour nous convaincre de ce que notre vie erratique, notre présent et avenir migratoire sont quelque chose à quoi il convient de nous préparer, on nous offre des arguments très bien articulés.
Analysons les principaux :
1) L’idéal du moi régissant cette « nouvelle normalité » se caractérise par le fait d’intégrer une subjectivité « flexible ». La « flexibilité » est une des plus grandes vertus pouvant apparaître dans un curriculum exemplaire du monde liquide. Être « flexible » signifie – entre autres choses – ne pas trop insister sur des positions désuètes comme les droits du travail, les revendications salariales, la disponibilité horaire, et bien entendu la mobilité. Le travailleur idéal est celui qui consent à la demande de l’Autre et n’oppose pas de résistance à se trouver déplacé vers la tâche ou la destination que l’entreprise requiert.
2) Quelle que soit la stratégie adoptée pour le succès d’une adaptation réussie à la réalité actuelle, jamais il ne s’agit de s’appuyer ni sur l’attente sociale ni sur l’action citoyenne conjointe. Tout cela est définitivement passé de mode ; c’est une forme de recours propre aux gens manquant d’imagination, d’initiative et d’esprit de combat, des gens voués au côté des perdants, à l’exil du lien social. La seule réponse admissible doit partir exclusivement de l’impulsion individuelle. Une identité mutante et plastique, capable de s’adapter à la caducité programmée des conditions de vie et disposée à emprunter le chemin de l’errance existentielle, professionnelle et sociale, sera fondamentalement une non-identité. Une non-identité, qui est l’objectif unique du nouveau paradigme socio-politique, est en même temps celui d’une idéologie qui fonctionne uniquement sur le binaire « le mien – l’étranger », l’étranger étant évidemment supposé s’approprier le mien. Une non-identité se construit moyennant une rhétorique faisant de la globalisation une sorte de langue universelle dépouillée d’histoire, et fondamentalement désarrimée de toute adhérence libidinale à sa propre historicité. L’envers de ce processus est la montée réactive des nationalismes, lesquels viennent offrir une sorte de compensation identitaire à ceux qui ne réussissent pas à s’assimiler à la spiritualité algorithmique.
3) La non-identité fonctionnelle – il est important de souligner ladite fonctionnalité, à distinguer d’une quelconque forme clinique de dépersonnalisation – se promeut comme la grande opportunité que le système offre pour que des sujets préparés pour la survie et la conquête de la réussite, et qui expérimentent comme une aventure enrichissante cela même que les sujets moralement faibles perçoivent comme précarité. Le sujet non-identifié n’est pas exactement quelqu’un qui manque de références. Il les prélève des signifiants-maîtres que le discours néolibéral diffuse à travers ses médias, mais le point fondamental est qu’il s’agit d’un sujet qui ne reconnaît de dette aucune, étant donné qu’il se constitue en dehors de l’aliénation aux représentations traditionnelles tributaires du Nom-du-Père. Il se doit à lui-même, et sa dés-identité le prépare à consentir à l’indétermination chronique, à la nouvelle servitude déguisée dans une carrière en épisodes. En fin de compte, cette dés-identité commence par se transmuer en une identification au symptôme… de l’Autre. Comme l’exprime un article de la banque Morgan, « il s’agit d’un voyage à épisodes, comportant des expériences formatives et cumulatives, qui réunissent toutes les opportunités de croissance ainsi qu’un nouveau potentiel de réalisation ». En une phrase brève, les signifiants maîtres « expérience », « opportunité », « croissance » et « réalisation » se nouent habilement pour convertir une époque malheureuse à la promesse d’une vie allégée de la monotonie et livrée à l’émotion de ce qui est nouveau. Le surmoi écrit le scénario, le marché organise le casting, et lom apporte le corps.
La formule cynique mais progressivement admise – que l’instabilité constitue en vérité un stimulant pour l’innovation, que se déplacer d’emploi en emploi, de cité en cité, de spécialisation en spécialisation, est en réalité un processus de « croissance personnelle », « d’enrichissement », une opportunité pour établir de nouveau liens, se débarrasser des attaches de la routine, entreprendre une vie renouvelée – constitue une rhétorique à laquelle les sujets doivent s’habituer pour contempler le monde depuis une perspective positive. La trajectoire professionnelle en épisodes ne peut être imposée uniquement par la force brutale exercée sur les nouvelles générations de travailleurs. Il faut implémenter un récit capable de convertir le pragmatisme des faits – lesquels se présentent sous la modalité d’une chaîne brisée – en une opportunité merveilleuse permettant de découvrir d’autres avenues menant à des défis inconnus, mais qui promettent une « réinvention » subjective. D’innombrables experts et conseillers offrent leurs services de coaching pour aider à ce que les personnes puissent créer un scénario capable de donner sens aux mouvements migratoires du sujet marchandisé. Un des aspects les plus intéressants de toute cette fantasmagorie requise pour la digestion de la « nouvelle normalité » est la substitution progressive des techniques cognitivo-comportementales par un coaching inspiré des philosophies orientales. Aux États-Unis de plus en plus, les grandes corporations font appel à des gourous qui dispensent des ateliers et des séminaires de spiritualité bouddhiste. Les entreprises qui offrent sur internet ce genre de services – trending dans la Silicon Valley, mais qui vont à se développer n’importe où – se sont multipliées par centaines ces dernières années. Rien de tel qu’un bon mélange à base d’algorithmes et de mindfulness pour se refaire une santé dans la passionnante « carrière non-linéaire ».
Traduit de l’espagnol par Jean-François Lebrun
[1] Intervention au XIe congrès de l’AMP à Barcelone « les psychoses ordinaires et les autres, sous transfert », avril 2018.