Le théâtre des Champs Élysées vient d’offrir une représentation remarquée de La Clémence de Titus, dirigée par le jeune et brillant chef mozartien Jérémie Rohrer et mise en scène par Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie française.
Mozart a dirigé la première de cet opera seria, à Prague en septembre 1791, peu de temps avant sa mort. Les rôles des patriciens Sextus et Annius, étaient tenus à l’époque par une soprano et un castrat, voix chères au compositeur. Cet opéra sera éclipsé par le succès de La Flûte enchantée dont la première représentation eut lieu le même mois.
Il s’agit là d’une commande effectuée pour le couronnement de Léopold II de Bavière, sacré roi de Bohême. L’œuvre répond à cette fin de partie du despotisme éclairé, sachant que le couple royal de France vient d’être arrêté lors de la fuite de Varennes, et que Marie-Antoinette est la sœur de Léopold II.
Le metteur en scène, D. Podalydès, suit le livret de Caterino Mazzola, d’après Pietro Metastasio, mais ajoute un propos politique à la question de l’amour en s’inspirant du Cinna de Corneille. Pour assurer l’unité de lieu, il rassemble les protagonistes dans un hôtel, permettant les scènes politiques, l’empire est au bord de l’effondrement, et les scènes privées. Les costumes créés par Christian Lacroix situent les personnages aux alentours des années 1930 – 1940, sans autres précisions.
La trahison est le thème de cet opéra, qui se déroule dans une atmosphère d’exploration psychologique tendue tout au long du drame. Dans le palais en feu, l’empereur Titus échappe de justesse au poignard de son meilleur ami, Sextus, et il veut comprendre. C’est Vitellia qui, afin de se venger de n’avoir pas été choisie comme épouse par Titus, a ordonné ce crime à Sextus, prêt à tout par amour pour elle. Titus accordera son pardon, au terme de tensions et de contradictions intenses, puis il étendra sa clémence aux conjurés, et, dans sa magnanimité, à Vitellia elle-même.
L’opéra commence par la tirade déclamée par Bérénice, reine de Judée, dans la dernière scène de la Bérénice de Racine. Titus a dû la renvoyer sur ordre du Sénat, malgré un amour partagé de cinq années. Bérénice clame la pureté de son amour, se sacrifie et disparaît pour revenir en fond de scène ou en rêve, hanter les mouvements intimes de son amant. La sentence du Sénat pourrait se résumer par cette citation de Lacan : « La morale du pouvoir, du service des biens, c’est – Pour les désirs, vous repasserez. Qu’ils attendent. »[1]
Titus choisit alors comme reine Servilia, qui refuse car elle aime Annius, lui-même déjà prêt à renoncer pour obéir. L’empereur, ému, bénit cette belle union, que lui-même ne connaîtra pas. La conjuration déjà lancée empêche Vitellia, enfin choisie par Titus, de stopper l’acte odieux consenti dramatiquement par Sextus. Le palais est en feu, mais l’empereur est sauf. Le deuxième acte met en scène la clémence accordée, après les douloureuses hésitations de Titus, et la confrontation de celui-ci avec ce meilleur ami dont il croyait voir le cœur. Il redoublera de générosité en accordant son pardon à Vitellia, enfin convaincue par sa conscience de dire la vérité. La plongée dans l’âme humaine et sa noirceur se termine par le triomphe de Titus, acclamé, généreux, mais seul.
Le conflit intérieur traverse les protagonistes, les divise dans des récitatifs et des chants d’une gravité émouvante. Le duo Titus – Sextus, tout particulièrement, est remarquable d’intensité : l’empereur cherche à comprendre pourquoi ce sujet, si proche de lui, a voulu sa mort, pourquoi l’ami le plus cher lui veut du mal, pourquoi, pourrait-on dire, l’Autre méchant se dresse face à lui. Ils sont seuls sur scène tels des amoureux, pour ce duo qui inscrit Titus du côté féminin de la sexuation[2]. Finalement Titus pardonne, envers et contre tous.
La réussite tient à la perception de la conception dramatique du travail musical : tout est harmonie, comme, par exemple, le superbe accompagnement du chant de Sextus par la clarinette, et on sait l’attachement de Mozart à cet instrument.
La fin heureuse, après des moments d’une grande intensité dramatique, ne doit pas faire oublier, sous les acclamations pour Titus, clément et généreux, sa solitude partenaire.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 363.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 73-77.