Le développement de la science et du discours de la science a ouvert la possibilité d’un sujet libéré du poids de l’âme, celui du cogito. C’est la condition nécessaire et suffisante au savoir de la science moderne et à l’avènement du sujet de la science. C’est un moment de rupture avec un monde dans lequel le microcosme était le reflet, l’image portée du macrocosme. Il n’y a plus de parallélisme possible entre le sujet et le cosmos. Dès lors, le sujet est un électron libre, essentiellement affecté par la percussion des mots dans le malentendu foncier qui l’instaure – parlé plus que parlant. Et c’est bien là aussi la condition du sujet de l’inconscient freudien. Freud constate et découvre non sans surprise que les symptômes hystériques de ses premières patientes ont un sens dans le réel au même titre, dirons-nous, que pour le sujet de la science. Ce « sujet de la science » dont Lacan note qu’il anticipe le sujet freudien est bien « le corrélat de la supposition qu’il y a du savoir dans le réel » [1].
Des modèles mathématiques de l’époque moderne jusqu’aux découvertes les plus récentes des génomes du vivant, ce monde que l’on croit connaître ne cesse pourtant de se dissoudre sous l’action du discours de la science et des nouveaux savoirs qu’il délivre. Ce savoir qui grignote toujours plus le réel n’en demeure pas moins mystérieux. Le discours de la science et notamment les développements spectaculaires de la science du vivant, leur « fécondité prodigieuse » [2] pour reprendre cette expression à Lacan, ne nous éclaire pas plus hier qu’aujourd’hui sur ce qu’est la vie. Il y aura toujours un reliquat non « scientificisable » [3] car la vie est un réel tant pour le sujet de l’inconscient que pour le sujet de la science.
Or, plus la génétique et l’étude du vivant avancent, nous poussant à penser qu’on l’on pourrait élucider ce qu’est la vie, plus on sollicite une nouvelle science-fiction qui masque et ignore que la vie est un réel. Il n’est qu’à prendre comme seul exemple cette récente découverte scientifique qui a fait grand bruit en paléo-génétique ; publiée en 2022 dans la revue Nature, elle fera date selon les spécialistes. En effet, il est maintenant possible de prélever de l’ADN environnemental délivrant toutes les traces laissées dans le sol par le vivant animal et végétal. Le décryptage de génomes de la partie septentrionale du Groenland a séquencé un écosystème vieux de deux millions d’années. On va pouvoir, selon ces scientifiques, revoir l’histoire du Quaternaire jusqu’à nos jours afin de mieux comprendre ce monde perdu, mais surtout pour tenter de comprendre comment l’être humain pourrait s’adapter au changement climatique. Cela étant, les paléogénéticiens ont besoin d’une nouvelle science-fiction pour le diffuser. Ils recourent à des paléoartistes qui, comme l’artiste Beth Zaiken, sont capables de traduire artistiquement les données des génomes fournies par les scientifiques. Le tableau du Groenland de B. Zaiken est d’une beauté édénique avec sa terre verdoyante, ses fleurs graciles, ses mastodontes et autres rennes. C’est le portrait d’une nature intouchée par la trace de l’homme.
Aujourd’hui, ce sont les scientifiques eux-mêmes qui en appellent à cette nouvelle science-fiction qui ne raconte plus le déchaînement provoqué par la science sur le réel du vivant. Cette nouvelle science-fiction à partir des données génétiques ne vient-elle pas réunir ce « par quoi se distingu[ai]ent deux lieux de la vie, que la science […] sépar[ait] strictement » [4], à savoir le réel et l’imaginaire, celui du génome comme pointe du réel de la vie et celui de l’imaginaire d’une nature magnifiée ?
Martine Versel
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[1] Cf. Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 858,
cité in S. Cottet, « En ligne avec Serge Cottet », La Cause du désir, n° 84, mai 2013, p. 17, consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2013-2-page-10.htm
[2] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, op. cit., p. 874.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 13 novembre 2002, inédit.
[4] Lacan J., « Peut-être à Vincennes… », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 313.