Lorsque Paul B. Preciado nous a interpellés aux Journées de l’École en novembre 2019, il réclamait une autocritique de la psychanalyse, l’abandon des normes de genre et une véritable décolonisation de l’inconscient. Son ton pamphlétaire nous a surpris, et son ignorance de la psychanalyse telle que nous la pratiquons et de la théorie de Jacques Lacan au-delà des années soixante nous a laissés pantois. Sommés de répondre quant à notre orientation sexuelle, nous étions maintenus cois par une diatribe interminable, ne laissant place à aucune discussion. Faut-il cependant souhaiter que la psychanalyse soit mieux connue du grand public ? La physique souffre-t-elle d’être toujours associée à Einstein et la psychanalyse à Freud ?
Lacan a commencé d’emblée sa mise à jour de la psychanalyse en 1932 quand il a publié sa thèse sur le cas Aimée [1], se questionnant ainsi sur les conditions de possibilité d’un traitement psychanalytique des psychoses. Avant lui, Freud avait refusé d’envisager cette possibilité. Ensuite, et grâce à cette ouverture, l’application de la psychanalyse au travail en institution est devenue aussi une puissante et formidable mise à jour du logiciel psychanalytique. Sans oublier bien sûr les fameuses séances courtes qui ont, entre autres choses, valu à Lacan son excommunication de l’IPA.
Sous l’impulsion de Jacques-Alain Miller, cette transformation constante de la pratique psychanalytique a poursuivi son chemin : les trois Conversations [2] d’Angers, Antibes et Arcachon ont permis l’extraction d’une nouvelle notion qui se révèlera très puissante dans son usage : les psychoses ordinaires. Depuis 2003, ont été ouverts à Paris, en province et à l’étranger plusieurs Centres Psychanalytiques de Consultation et de Traitement qui accueillent une pratique inédite de séances gratuites, et qui sont aussi des laboratoires de recherche clinique sur les symptômes contemporains. La psychanalyse telle que nous la concevons est au plus près de l’actualité sociale et politique. Notre École s’attèle à garder ses membres en alerte et en prise avec la subjectivité de l’époque. En témoignent Studio Lacan, Lacan Web TV et L’Hebdo-Blog.
Cependant, malgré nos efforts de diffusion (Facebook, Twitter, YouTube, etc.), le monde n’en sait rien ou pas grand-chose. La manière dont circule l’information à ce propos et la grande disparité des psychanalystes représentés dans les médias ne permettent pas au public de s’en faire une idée. Mais est-ce vraiment un problème ? Pourquoi déplorerions-nous la disparition de l’époque bénie où la psychanalyse avait le vent en poupe et tenait le haut du pavé de la psychiatrie ?
Comme J-A. Miller l’a indiqué, « le monde est plein d’idées lacaniennes devenues folles. C’est ce qui se passe avec la théorie du genre : (…) Judith Butler (…) a diffusé les idées de Lacan, mais ce jusqu’au point où celles-ci deviennent folles. » [3] Que la psychanalyse soit mainstream, qu’elle fasse partie du discours du maître, n’est pas souhaitable, elle doit rester son envers, au risque de disparaître dans son succès. Sur le terrain du symptôme, là où ça cloche, où ça insiste et se répète, nous sommes appelés à intervenir. Quant au champ des illusions, laissons-le aux vendeurs de rêve, c’est au réel que nous nous attachons.
Katty Langelez-Stevens
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[1] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, Paris, Seuil, 1975.
[2] J.-A. Miller (s/dir.), Le Conciliabule d’Angers. Effets de surprise dans la psychose, Paris, Agalma/Seuil, coll. IRMA, 1997 ; La Conversation d’Arcachon : Cas rares, les inclassables de la clinique, Paris, Agalma/Seuil, coll. IRMA, 1997 ; La Psychose ordinaire. La convention d’Antibes, Paris, Agalma/Seuil, coll. IRMA, 1999.
[3] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien (I) », La Cause freudienne, n°108, juillet 2021, p. 54. https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2021-2.htm