Le Cours sur la Phénoménologie de l’esprit qu’Alexandre Kojève donne de 1933 à 1939 à l’Ecole des Hautes Etudes et que Raymond Queneau édite en 1947, influence fortement toute une génération de penseurs et d’écrivains de cette époque. J. Lacan, R. Queneau, G. Bataille, R. Aron, R. Caillois, M. Leiris, M. Merleau-Ponty, J. Hippolyte suivent ses leçons et problématisent certains concepts majeurs : la Dialectique du Désir, la Reconnaissance, la Fin de l’Histoire, la Sagesse. A. Kojève, prenant appui sur la finitude humaine introduisant l’insatisfaction et le désir, établit l’aliénation du désir au désir d’un autre. L’Histoire humaine est l’« histoire des désirs désirés »[1], où l’un veut posséder l’autre dans son désir, l’autre en tant que désir, pour s’assimiler le désir en tant que tel. Il y a Histoire aussi longtemps que l’insatisfaction du désir entre en lutte pour sa reconnaissance avec le désir de l’autre.
« Si l’homme n’est pas autre chose que son devenir […], si la réalité révélée n’est rien d’autre que l’histoire universelle, cette histoire doit être l’histoire de l’interaction entre Maîtrise et Servitude : la dialectique historique est la dialectique du Maître et de l’Esclave. »[2]
Cette Histoire a cependant une fin, celle où le désir se satisferait tout à fait entraînant l’anéantissement du sujet désirant lui-même. Le Sage est celui dont le désir et l’existence étant pleinement satisfaits, atteint la Fin de l’Histoire, le Savoir Absolu. A. Kojève, avec Hegel, voit en Napoléon l’homme qui a réalisé « la parfaite satisfaction accompagnée d’une plénitude de la conscience de soi »[3], le Sage.
L’œuvre littéraire de R. Queneau est profondément marquée par cette lecture Kojèvienne de la philosophie hégélienne comme philosophie de la négativité fondamentale du désir s’exprimant dans sa confrontation avec un autre désir et de la Fin de l’Histoire atteinte dans l’anéantissement du sujet désirant lui-même. Dans son roman de 1952 « Le dimanche de la vie », il reprend et problématise cette conception kojèvienne de la Fin de l’Histoire dans les aventures loufoques et dérisoires de Valentin Bru, un soldat démobilisé, reconverti dans le petit commerce et pleinement satisfait depuis qu’il a réalisé le voyage de ses rêves : aller sur le champ de bataille d’Iéna, le lieu même où Hegel reconnaît en Napoléon, le premier Sage du monde. A cette parfaite satisfaction débarrassée de tout souci et à l’abri de tout malheur de Valentin Bru, à cette sagesse de la Fin de l’Histoire, R. Queneau fait coïncider une vacuité totale et une ignorance béate. Et il donne à la fin de sa propre histoire romanesque la dimension d’un geste bien charnel plein de bonne humeur joyeuse.
« Valentin regardait cette comédie, impassible et immobile. Julia ne réagit pas tout de suite, puis elle faillit l’appeler, mais elle se retint. Valentin, en effet, venait de se mettre en mouvement et de commencer une savante manœuvre. Trois jeunes filles, inexplicablement habillées en alpinistes, profitaient de la décence de ce costume pour essayer de grimper dans un compartiment par la fenêtre. Valentin s’était approché d’elles pour les aider aimablement dans leur entreprise. Julia s’étouffa de rire : c’était pour leur mettre la main aux fesses. »[4]
Renonçant à tuer le temps, V. Bru renoue avec le train de la vie et R. Queneau fait un pied de nez rieur à la figure napoléonienne de la Sagesse de la Fin de l’Histoire dont J. Lacan fait une impasse symbolique.
En 1958, dans son Séminaire VI Le désir et son interprétation, J. Lacan fait référence au roman de R. Queneau Le dimanche de la vie et recentre la négativité du désir de la philosophie hégélienne sur la position radicale du sujet « de ne pas être le phallus »[5] pour se faire sujet de sa parole.
« […] ce qu’a pu remarquer la pensée qu’on appelle, à tort ou à raison, existentialiste, à savoir que c’est le sujet humain, vivant, qui introduit dans le réel une néantisation. Ils l’appellent comme cela, nous, nous l’appelons autrement. Elle ne nous suffit pas, elle ne nous satisfait pas, cette néantisation dont les philosophes font leur dimanche, et même leur dimanche de la vie – voir Raymond Queneau – vu les usages plus qu’artificieux qu’en fait la prestidigitation dialectique moderne. Nous, nous appelons cela moins-phi (-φ). C’est ce que Freud a pointé comme étant l’essentiel de la marque sur l’homme de son rapport au logos »[6]
Le rapport du sujet à sa parole implique un manque fondamental où un élément réel singulier – l’objet (a) – soutient son désir au niveau de sa parole articulée. C’est au niveau de cet objet cause du désir courant entre les signifiants que le sujet se constitue lui-même comme « le sujet qui parle – et non point comme le sujet primitif de la connaissance, non pas comme le sujet des philosophes »[7].
Dans l’ensemble de son œuvre, R. Queneau se joue et joue du langage avec une dextérité sans inhibition. Sa visée littéraire est de s’affranchir de la langue commune avec des formes innombrables d’équivoques pour faire surgir un corps parlant. En cela sans doute il préfigure ce qui sera le mouvement de Lacan dans sa période post-structuraliste. S’emparant de la Lettre, il découpe le signifiant et produit des mots nouveaux, des mots rabelaisiens, des mots scandaleux. Ses bévues langagières ne cessent de surprendre la bonne forme écrite de la littérature. « La spécialité de Queneau, écrit R. Barthes, c’est que son combat est un corps-à-corps. »[8]Dans Le dimanche de la vie, R. Queneau se moque de la philosophie du Savoir Absolu en faisant jouir la langue avec les mots de la pulsion, ceux des jeux phonétiques, des néologismes, des inventions de mots : « polocilacru »[9], « Meussieu qui concubinait sa mère »[10], « allez grouille, presque-père, dit Valentin »[11], « Et là-dessus tous deux se tututurent, pensivement »[12], « Cette bien-bonne fit pleurire aux larmes »[13]
Les trouvailles de la langue quénienne nous réjouissent parce qu’elles nous font partager l’expérience de la jouissance de l’équivoque et tournent en dérision le langage total et ses vérités absolues qui font « le dimanche de la vie » morte au désir. R. Queneau comme J. Lacan n’ont « aucune amitié pour la sagesse »[14]. Leur choix est plus radical. Ils confient à la parole du poète la charge de nous libérer de la Fin des absolus de l’Histoire. Avec un simple: « Napoléon mon cul »[15], R. Queneau pose un Acte de parole qui est un rire de connivence. La littérature n’est pas inoffensive. Lors de sa leçon inaugurale au Collège de France du 17 décembre 2015, l’historien Patrick Boucheron affirme que l’histoire est ce rappel à l’ordre du réel qui exige qu’on « se donne les moyens, tous les moyens, y compris littéraires, de réorienter les sciences sociales vers la cité en abandonnant la langue morte dans laquelle elle s’empâte ». Et si pour lui la Fin de l’Histoire n’a « jamais eu lieu nulle part sinon dans le rêve mortifère d’en stopper le cours », c’est qu’elle est « une histoire sans fin parce que toujours ouverte à ce qui la déborde et la transporte et sans finalité ; une histoire qu’on pourrait traverser de part en part librement, gaiement, visiter en tous ses lieux possibles, désirer comme un corps offerts aux caresses, pour ainsi, oui, demeurer mouvement. ». « Ce qui surviendra, nul ne le sait, mais chacun comprend qu’il faudra, pour le percevoir et l’accueillir, être calme, divers et exagérément libre. »[16]
[1] Kojève A., Introduction à la lecture de Hegel, 1933-1939, Ed. Gallimard, 1947, p. 13.
[2] Ibid, p.16.
[3] Kojève A., « Les romans de la sagesse », Critique n° 60, Mai 1952, p. 389.
[4] Queneau R., Le dimanche de la vie, 1952, Gallimard, 1952, p. 244.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, 1958-1959, Ed. De La Martinière, 2013, p. 414.
[6] Ibid., p. 413.
[7] Ibid, p. 445.
[8] Barthes R., Essais critiques, 1959, Ed. Seuil, 1964, p. 129.
[9] Queneau R., Le dimanche de la vie, 1952, Gallimard, 1952, p. 24.
[10] Ibid, p.91.
[11] Ibid, p. 115.
[12] Ibid, p. 111.
[13] Ibid, p. 107.
[14] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », 1er décembre 1975, Scilicet 6/7, Seuil, 1976, p. 53.
[15] Queneau R., Zazie dans le métro, 1959, Ed. Gallimard, 1959, p. 16.
[16] Boucheron P., « Leçon inaugurale au Collège de France », Ce que peut l’histoire, 17/12/2015 :http://www.college-de-France.fr/site/patrick-boucheron/inaugural-lecture-2015-12-17-18h00.htm (sur le conseil éclairé de P-G Gueguen.)