Dans son Hommage à Marguerite Duras, Lacan nous averti que «le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, […], c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède»[1] . Et en effet, l’œuvre de Sophie Calle est de ce point de vue particulièrement intéressante et précieuse, comme nous allons l’illustrer à partir de deux de ses projets qui s’appuient sur des lettres, dont elle était ou n’était pas la destinataire.
Née à Paris en 1953, Sophie Calle est une artiste qui associe écriture et arts visuels. Écrivaine de notre temps, elle n’a pas écrit de romans, ni de contes, ni d’essais, ni même de poèmes. Elle se sert de tous ces genres littéraires pour exprimer un fait contingent de sa vie qu’elle capture pour le faire servir de point de départ. Ensuite, elle incarne les affects qu’elle raconte, ainsi que les personnages qu’elle interprète, comme les rituels qu’elle imagine et les morceaux de vie qu’elle met en scène. Un regard singulier sur le monde qu’elle habite est le sceaux de son savoir-faire qu’elle transforme à son rythme en une extraordinaire œuvre d’art.
Un-Amour
On prendra d’abord deux textes extraits de son livre «Des histoires vraies» [2] :
Dans « Le Portrait »[3], elle nous raconte les circonstances de la découverte d’une lettre qui ne lui était pas destinée.
« J’avais neuf ans. En fouillant dans le courrier de ma mère, j’ai trouvé une lettre qui lui était adressée et qui commençait ainsi : “Chérie, j’espère que tu songes sérieusement à mettre notre Sophie en pension …” . La lettre était signée du nom d’un ami de ma mère. J’en ai conclu que c’était lui mon vrai père. […] Je m’asseyais sur ses genoux et, mes yeux dans les siens, j’attendais des aveux. Devant son indifférence et son mutisme, il m’arrivait de douter. Alors je relisais la lettre volée… ».
Dans « La Rivale »[4], elle narre un épisode très singulier, son appropriation d’une lettre trouvée, dont elle n’était pas non plus la destinataire.
« Je voulais une lettre de lui mais il ne l’écrivait pas. Un jour, j’ai lu mon nom : “Sophie”, écrit en haut d’une page blanche. Cela m’a donné de l’espoir. Deux mois après notre mariage, j’ai remarqué sous sa machine à écrire une feuille qui dépassait. En la faisant glisser vers moi, j’ai découvert cette phrase : “j’ai une confession à te faire, la nuit dernière j’ai embrassé ta lettre et ta photo”, j’ai poursuivi cette lecture à rebours : “Un jour tu m’as demandé si je croyais au coup de foudre. T’ai-je jamais répondu?”.. Seulement ce billet ne m’était pas destiné : tout en haut il y avait un H. J’ai rayé H. et l’ai remplacé par S. Cette lettre d’amour devint celle que je n’avais jamais reçue ».
De la première lettre, Sophie Calle attendait un aveu, dans l’autre cas, un signe d’amour. Ces deux lettres écrites par des hommes ne l’ont pas eu à elle comme destinataire, mais elle a su s’en faire la destinataire en se les appropriant à sa manière.
Prenez soin de vous !
En 2003 l’artiste avait abordé la douleur et la rupture dans son livre « Douleur exquise »[5]. Quatre ans plus tard elle y revient avec cette œuvre capitale : «Prenez soin de vous» [6], l’œuvre qui produit un tournant dans sa carrière lui permettant de représenter la France à la Biennale de Venise en 2007.
Le livre débute ainsi :
« J’ai reçu un mail de rupture[7]. Je n’ai pas su répondre. C’était comme s’il ne m’était pas destiné. Il se terminait par les mots : “ Prenez soin de vous”. J’ai pris cette recommandation au pied de la lettre. J’ai demandé à 107 femmes – dont une à plume et deux en bois –, choisies pour leur métier, leur talent, d’interpréter la lettre sous un angle professionnel. L’analyser, la commenter, la jouer, la danser, la chanter. La disséquer. L’épuiser. Comprendre pour moi. Parler à ma place. Une façon de prendre le temps de rompre. A mon rythme. Prendre soin de moi. »
Ce travail part en effet d’un mail parlant d’amour et de rupture qu’elle a reçu de la part de son amant. Au moment de sa lecture, elle n’a pas su répondre. Elle a cependant été captivée par une recommandation de son amant qui termine le mail avec la phrase: « Prenez soin de vous ». Injonction qu’elle prend au pied de la lettre et dont elle fait le titre de son livre.
Pour une fois que la lettre la désigne comme destinataire, Sophie Calle interprète pourtant ce mail « comme s’il ne m’était pas destiné ». Elle n’a pas su répondre à son expéditeur, c’est ici qui se trouve son embarras. Voulant toutefois échapper à ce destin, « à s’en débrouiller », elle demande alors de l’aide à un bataillon de femmes, une à une, qui vienne répondre à sa place. C’est un escadron composé de 107 femmes qui lui vont servir d’alliées, chacune à sa manière et chacune à leur tour. C’est ainsi que durant les deux années qui ont suivi la réception de cette lettre, elle l’a envoyée à toutes ces femmes, connues et moins connues.
Sophie Calle veut que tout le monde puisse voir ce mail de rupture, le lire, et pour cela elle le retranscrit en braille, en code morse, en sténographie, en système binaire, en système hexadécimal, en code barre. A partir de là, chacune des 107 femmes livre une interprétation. Certaines sont des analyses techniques : sémantique, temps verbaux, ponctuation. D’autres sont des vidéos tournées par elle même d’une danseuse, d’actrices, du cinéma, du théâtre, du cirque, du cinéma porno. Ces petits films, d’une durée de quelques minutes, nous invitent à prendre place pour assister à une forme de catharsis, à un spectacle sans égal. Font encore partie de cet ensemble de femmes : une psychanalyste, une psychiatre, une avocate, une sociologue, un exégète talmudique, une médiatrice familiale, une tireuse à la carabine, etc. Notons également la contribution de l’écrivaine Christine Angot, qui est la seule à l’inviter à rester vigilante face à l’œuvre qu’elle vient de créer.[8]
Mais Sophie Calle ne veut pas « se contenter de dire ce qu’ont voulu les autres » [9] sur cette lettre et à sa place. Donc, elle élabore ce scénario puisque ne sachant pas répondre elle veut se débrouiller de cet embarras pour qu’on puisse être spectateur de toute une série des femmes qu’elle a mises en scène l’une après l’autre jouant à sa place. Comme si elle devait être à chaque fois ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. De cette lettre qui lui a été envoyée et qui cette fois ci la concernait, elle fait une lettre d’amour qui ne lui était pas destinée. C’est une lettre qui « n’arrive jamais à destination parce que ça n’arrive pas à destin »[10].
Sophie Calle s’est ainsi inventée une démarche artistique qui lui est totalement propre. Les lettres que nous avons citées au début, ainsi que la Lettre dans sa valeur d’équivoque, nous parle avant tout du réel de la jouissance féminine dans son versant inventif.
Finalement, elle nous laisse entendre que c’est ce savoir-faire si singulier qui l’a amenée à s’extraire de ce brouillage, en exposant ces œuvres conceptuelles avec une grande valeur esthétique dans la vitrine mondiale de l’art contemporain.
[1] Lacan J., « Hommage à Marguerite Duras », Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 192.
[2] Calle S., Des histoires vraies, Paris, Actes Sud, 2002.
[3] Ibid, p. 7.
[4] Ibid, p. 67.
[5] Calle S., Douleur exquise, Paris, Actes sud, 2003.
[6] Calle S., Prenez soin de vous, Paris, Actes Sud, 2007.
[7] Calle S., Ibid. https://www.youtube.com/watch?v=JXzga2sTi1c – Interprétation du mail lu par Ovidie.
[8] Cf. « Si Sophie l’avait aimé autant qu’elle le disait, elle n’aurait pas convoqué tout un escadron de femmes après, pour s’en sortir. (…), méfie-toi de toutes ces femmes réunies. Fuis-les !», in Prenez soin de vous.
[9] Miller J.-A., « Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 14 Mars 2007, inédit.
[10] Miller J.-A., Ibid.