« Armstrong, je ne suis pas noir
Je suis blanc de peau
Quand on veut chanter l’espoir
Quel manque de pot
Au-delà de nos oripeaux
Noir et blanc sont ressemblants
Comme deux gouttes d’eau »
Claude Nougaro, « Armstrong »
En 1967, Nougaro chante « Armstrong », témoignant de son adhésion, alors largement partagée, à la lutte contre le racisme. Un an plus tard, Lacan affirme : « Notre avenir des marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation. […] Que la “coexistence” […] ne nous fasse pas oublier un phénomène […] dont les bafouillages sur le racisme masquent plutôt la portée » [1]. Son propos pouvait alors sembler en décalage avec l’air de l’époque ; le lien que Lacan établit entre l’expansion des marchés communs – qui a ouvert à la mondialisation – et l’extension de la ségrégation, peu audible en 1968, est pourtant une clef essentielle pour saisir ce qu’il en est aujourd’hui de la multiplication des ségrégations.
Le discours contemporain, qui s’incarne notamment du wokisme, prétend s’attaquer à l’oppression des minorités. Nulle thèse, une revendication fondée : le droit à la différence. Or, les effets du mouvement woke sont contraires au discours, puisque, loin d’effacer les stéréotypes, les voici qui se démultiplient, exacerbant les dissensions entre communautés.
Le mouvement woke a-t-il une thèse qui nous permettrait d’en saisir l’essence ? La presse, les politiques lui donnent corps, selon certains, ce ne serait qu’une chimère. Méfions-nous : fascinantes et dangereuses, les chimères peuvent investir nos rêves et s’incarner au réveil.
Ce mouvement emprunte son nom à la révolte afro-américaine contre le racisme et la ségrégation du siècle dernier, une révolte contre un destin assigné par l’Autre, grand ordonnateur des races, des religions, des classes et des genres, une révolte sur le mode de l’alliance des frères contre le père de la horde. Pourtant, cet élan de fraternité a un revers : « Je ne connais, disait Lacan, qu’une seule origine de la fraternité […], c’est la ségrégation. [D]ans la société […], tout ce qui existe est fondé sur la ségrégation, et, au premier temps, la fraternité » [2]. Ainsi après l’idéal de fraternité, le temps est venu d’une revendication identitaire qui démultiplie les ségrégations. En effet, comme Lacan le relève, croire « que l’universalisme […] homogénéise les rapports entre les hommes » [3] conduit au pire. La jouissance de chacun, exploitée par l’économie de marché, affichée aux yeux de tous, attise la haine de l’autre. Les multinationales adoptent une stratégie marketing woke, propagent la culture qui en découle et se préparent à en exploiter le filon, faisant fi des conséquences. Elles contribuent à développer « une ségrégation ramifiée, renforcée, se recoupant à tous les niveaux, qui ne fait que multiplier les barrières » [4] jusqu’à l’absurde. Le continent nord-américain a un temps d’avance sur l’impact du wokisme.
Ainsi, en 2015, au Canada, un cours de yoga est boycotté par cette crainte : les participants ne sont-ils pas en train de s’approprier la pratique d’un peuple victime d’un génocide culturel ? L’anecdote nous enseigne. Aucun indien n’avait protesté. Au même moment, l’Inde élisait un Premier ministre d’extrême-droite prônant l’intolérance. Or, les amateurs de ce cours ont ignoré cette donnée, orientant leur conscience politique sur la crainte de piller la culture de l’autre. La culture woke en est à ses balbutiements sur notre continent, mais les multinationales se chargent d’entretenir sa propagation, tout en croyant œuvrer pour la tolérance. En début d’année, l’impair de la société d’exploitation Évian ne consiste pas dans le fait d’avoir lancé sur les réseaux sociaux une invitation à boire un litre d’eau quotidien le premier jour du ramadan, mais bien plutôt dans ses excuses qui ont suivi et qui indexe le jeûne.
Nous avons donc à prendre garde, car, au-delà du rejet de la différence, la culture woke, repensée par le capitalisme, a un effet d’autocensure qui peut en rajouter sur la ségrégation.
[1] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 257-258.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 132.
[3] Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 8, disponible sur le site de Cairn.
[4] Lacan J., intervention à la suite de l’exposé « Ce que Freud fait de l’histoire » de M. Certeau, Lettres de l’École freudienne, n°7, mars 1970, p. 84.