En service de soins palliatifs, l’imprégnation de la signification mortelle pousse souvent les patients à une véritable ouverture du plus intime de ce qui les anime, faisant fi des résistances consacrées. L’offre d’écoute prend parfois son sens dans une sorte de processus accéléré de l’expérience de la parole où le franchissement de l’indicible trouve à se loger dans la dialectique de l’échange. Car, non sans angoisse, l’imposture structurante des semblants peut venir à se révéler dans un dernier sursaut.
C’est le cas de M. L. dont le discours se sera ouvert sous la forme de l’aveu pour se réduire à la culpabilité de ne pas avoir pris place à temps dans la dialectique du désir. Au-delà de l’angoisse de l’inconnu et de sa fierté paternelle mêlée d’inquiétude prédomine, lors de notre dernier entretien, le regret d’être resté aux côtés d’une femme pour laquelle toute forme d’amour avait disparu de longue date. Sans qu’il ne puisse parvenir à en préciser davantage les coordonnées, il s’agit avant tout pour lui du constat d’échec d’une relation antérieurement placée sous le règne de la signification phallique. Aussi, avoir pour femme la mère de ses enfants aura suffi à faire tenir un couple fondé sur le socle parental, mais ne suffira plus à satisfaire la vérité menteuse à l’orée d’une dernière parole.
Pour lui, l’échéance de la mort aura fait choir l’entité du couple à une pure contingence, hors-sens, venant révéler la supercherie de ce qui fonde une relation au jugement le plus implacable qui soit – à savoir le sien. Confrontée au manque-à-être, l’impossibilité à se soutenir des schémas imaginaires préexistants est alors venue asseoir la solitude comme reste de l’opération fantasmatique et partenaire solidaire de l’organisation subjective.
Dans son dernier enseignement, Jacques Lacan s’attache à se départir de la question de l’être au profit de l’écriture de l’existence permettant de réhabiliter le corps comme substance jouissante. L’atteinte corporelle engendrée par les pathologies lourdes prend donc place dans la série comme métaphore de la corporisation, dont le phénomène intrusif fait porter la marque. Si le donner à voir ontologique ne fonde rien du côté d’une garantie existentielle, le désêtre se constitue en ouverture sur le réel de l’existence. Il apparaît ainsi qu’évidé de l’autre spéculaire, l’habillage de la jouissance prend valeur de faux-semblant à mesure que le désir s’abîme dans le défilé des signifiants. Et cette entropie pulsionnelle conduit le sujet à se heurter à son symptôme propre tandis que la jouissance singulière s’exile radicalement de l’autre, mais pas nécessairement de l’Autre de la parole. Dans cette clinique, l’appréhension trop réelle du corps vient parfois révéler l’hégémonie de l’impossible rencontre des sexes. Il n’est pas de meilleur miroir que celui que convoque la destitution de l’Idéal – outil princeps de l’investigation subjective – mais dont les effets peuvent tenir lieu d’envers agalmatique.
Pour M. D., c’est la volonté de comprendre le fondement de la rencontre avec sa femme quarante huit ans plus tôt qui constituera un nouage permettant de réorganiser le lien de la pulsion au partenaire sexuel via la vérité dans sa quintessence fictionnelle.
Les symptômes énumérés prennent place de manière privilégiée au sein de la relation, au point de rompre tout dialogue possible avec son épouse et de nourrir des sentiments hostiles à son endroit. Les entretiens révèleront que la maladie aura eu pour fonction de précipiter des tensions apparues de manière concomitante au départ des petits-enfants dont ils avaient fréquemment la charge. Dans ce tête à tête devenu impossible, la rédaction d’une lettre personnelle portant sur le sens de la vie et des choix réalisés sera l’ouverture vers un premier questionnement. Au cours de nos rencontres, M. D. met l’accent sur la nécessité s’imposant à lui de se tourner vers des activités extérieures au domicile conjugal. Outre le signe d’une pulsion de vie lui réattribuant un statut social, ces activités deviennent également le lieu propice à de nouvelles rencontres. « On m’accueillait chaleureusement et on me portait attention », explique-t-il là où la signification nouvelle de son couple répondait du côté de la maladie et de l’assimilation de sa femme au statut d’infirmière.
Dans ce vacillement naissant, M. D. revendique son besoin de tendresse et d’attention et se saisit de ses sorties extérieures pour tenter de capter chez l’autre ce qui y répondrait. Selon un mouvement inconscient, il ne cesse de déclamer sa volonté « d’aller voir ailleurs » sans parvenir à entendre l’équivoque possiblement dissimulée ni à concevoir la jalousie de sa femme attisée un peu plus chaque jour. Sa demande première est que l’Autre sexe soit en mesure de l’écouter et de lui parler, éveillant par là une position désirante exigée pour faire écran à la réalité et brisant la dynamique pétrifiée de son couple – dissimulée sous la coupe d’un modèle d’union aux yeux des autres.
Érigée en principe universalisant, la parole séante contemporaine sacre l’icône du couple et vient sceller la représentation d’une mort digne tout en s’affranchissant de l’indice de la subjectivité. Aussi, se vouer au Souverain Bien pour continuer à croire au sens établi qui fait le lit de l’exclusion du sentiment de la mort engage le leitmotiv de nos sociétés dont la maladie incarne parfois le pendant hérétique. Car du fait de sa levée de l’écran soporeux du fantasme, la proximité avec la mort devient une invite à révéler l’idiotie d’une jouissance singulière et répétitive ou peut davantage encourager les sujets à renouer avec une fiction salvatrice. Dans le vacillement de la force inconsciente, les arcanes du sentiment vertigineux de l’être-à-deux se dénudent, venant dénoncer une combinatoire qui ne va pas de soi. C’est pourquoi la maladie peut se penser comme prisme révélateur des pantomimes de la relation amoureuse que tout un chacun s’applique à faire exister pour parer à la détresse de la rencontre toujours manquée.