À la lumière d’un rêve d’analysante, Daniel Roy revisite les avancées de Freud sur la thèse qui fit scandale à l’époque, relative à la mère « première séductrice ». Freud s’appuie sur les soins et la tendresse maternels. D. Roy met en exergue l’impact du dire maternel sur le corps de l’enfant, là où s’origine véritablement la rencontre avec la substance jouissante. C’est son hypothèse.
Elle a fait un rêve étrange. Elle voit sa grand-mère – maternelle – allongée nue sur le sol, qui lui demande de faire sa toilette. Celle-ci se tourne et retourne de façon à être lavée à tous les endroits du corps. Elle redoute et attend le moment où il elle va lui demander de lui laver les parties intimes. Elle ne voit pas ce moment-là dans le rêve, mais sait qu’il a lieu.
De fait, quelqu’un vient, depuis peu, faire la toilette de sa grand-mère. Depuis peu également, sa mère est venue habiter chez sa propre mère. Elle dit : « J’ai peur que ma mère meure avant ma grand-mère et que se soit moi qui doive alors m’en occuper ». Lors de la séance précédente, elle a parlé de son nouveau compagnon, qui vient d’emménager chez elle. Elle s’inquiète de la disparité de leur rapport « au sexe ». Lui vient alors une phrase de sa mère, à propos du père : « il avait tout le temps envie de faire l’amour avec moi », phrase qu’elle met en lien avec son exigence auprès des hommes, qu’elle exprime ainsi « j’ai de gros besoins sexuels ». Les propos rapportés du père jettent une lumière crue sur le rapport qu’il y aurait eu entre cet homme et cette femme, fixé par la disparition tragique du père dans son enfance. La voilà ainsi, par un dire de la mère, assignée à faire exister ce rapport dans sa vie, contrainte qui a eu sur elle des effets à chaque fois délétères. La rencontre avec le nouveau compagnon a voilé en partie cette contrainte qui porte « sur le sexe » par une intensification de la demande d’amour à lui adressée, ce qui permet un assouplissement certain de la défense face aux motions inconscientes. Le rêve s’inscrit dans ce mouvement-là.
Ce rêve, dans son contenu manifeste, se présente comme l’image inversée de la thèse freudienne qui fit scandale en son temps, et toujours : la mère « première séductrice » des Trois essais sur la théorie sexuelle[1] ! Pour être plus exact, la « séductrice » arrivera plus tard sous la plume de Freud. Dans son troisième essai « Les métamorphoses de la puberté », publié en 1905, voici comment il présente les choses : « Le commerce de l’enfant avec la personne qui le soigne est pour lui une source continuelle d’excitation sexuelle et de satisfaction partant des zones érogènes, d’autant plus que cette dernière – qui, en définitive, est en règle générale la mère – fait don à l’enfant de sentiments issus de sa propre vie sexuelle, le caresse, l’embrasse et le berce, et le prend tout à fait clairement comme le substitut d’un objet sexuel à part entière »[2]. Quelques lignes plus loin, il engage la mère à « s’épargner tous les reproches qu’elle est susceptible de se faire » à ce propos, car « elle ne fait que remplir son devoir lorsqu’elle apprend à l’enfant à aimer (…) et à réaliser dans son existence tout ce à quoi la pulsion pousse l’individu ». Où l’on voit que Freud, bien loin de vouloir culpabiliser les mères, comme il se dit, les engagent plutôt à « comprendre mieux la haute importance des pulsions dans l’ensemble de la vie psychique ». Il va s’agir de toute autre chose quand il sera question des reproches que la fille peut faire à la mère : apparaît alors, du côté des analysantes, la figure de la mère « séductrice », initiatrice sexuelle pour la fille. Voici comment Freud aborde ce point en 1931 dans son article « Sur la sexualité féminine »[3] : « Parmi les motions passives de la phase phallique, une se détache : la fille accuse régulièrement la mère de séduction parce qu’elle a ressenti ses premières ou en tout cas ses plus fortes sensations génitales lors de la toilette ou lors des soins corporels entrepris par la mère (ou la personne chargée des enfants qui la représente) ». Enfin, en 1932, il poursuit, dans sa cinquième conférence sur « La féminité » : « On retrouve dans la préhistoire préœdipienne des petites filles le fantasme de séduction, mais la séductrice est régulièrement la mère. Dans ce cas toutefois, le fantasme touche le sol de la réalité car c’est réellement la mère qui, lors des soins corporels donnés à l’enfant, a dû provoquer et peut-être même éveiller d’abord des sensations de plaisir sur les organes génitaux »[4].
Comment situer aujourd’hui ces dires de Freud ? La première occurrence de 1905 met l’accent sur la place de l’enfant pour une femme, place d’objet sur lequel se conjoignent amour, désir et jouissance – ces trois termes issus de l’enseignement de Lacan diffractant le « sexuel » freudien. Les signes de l’amour qu’une mère porte à son enfant s’inscrivent pour lui en terme de satisfaction pulsionnelle, en lien avec le désir de l’Autre (« la propre vie sexuelle » de la mère). Cette liaison, contingente, qui s’opère dans ces premières rencontres apparaît alors à Freud comme ouvrant la voie pour le sujet à « devenir un être humain capable », qui n’aura pas à s’effrayer, à prévenir ou à invalider dans sa vie « tout ce à quoi la pulsion pousse l’individu ». Les deux occurrences ultérieures constituent un changement de perspective tout à fait sensible. Là où Freud soulignait dans « les marques de tendresse maternelle » les conditions d’une réalisation possiblement harmonieuse de la jouissance sexuelle dans l’existence du sujet, dans les textes sur la féminité, il insiste sur le surgissement entre la mère et la fille d’une jouissance en excès, dysharmonique dans les dires du sujet, prenant forme de plainte et sans doute d’accusation vis-à-vis de la mère. Ce point est fortement indiqué dans le texte freudien par son insistance sur la dimension « réelle » de la séduction maternelle. Retenons donc de ce rapide parcours qu’il y a quelque chose dans la pulsion sexuelle qui ne convient pas et que la mère, parce que c’est elle qui, par ses soins et sa tendresse, « éveille la pulsion sexuelle », est celle qui sera considérée, en particulier par la fille, comme responsable de cette dysharmonie. On peut donc ici considérer que ce sont les femmes en analyse qui permettent d’avancer sur cette question de la place de la mère comme « séductrice », dans la mesure où chez les hommes, de façon régulière, cette place est rendue opaque par la problématique phallique supposée constituer la zone où se traitent les enjeux de jouissance et de désir.
Revenons au rêve de notre analysante. S’y opère un double déplacement autour de cette question de séduction liée aux soins corporels : c’est la rêveuse qui est agent du soin ; c’est la grand-mère et non la mère qui est présente dans le rêve. La situation actuelle de la mère et de la grand-mère qui se soutiennent l’une l’autre, et les pensées de la rêveuse qui y sont afférentes, fournissent le matériel pour ces permutations. Le moteur libidinal est autre : il y a sa situation actuelle de couple qui est venue bousculer son économie habituelle, mais il y a surtout la phrase de la mère qui, certes, souligne la part d’identification au père dans sa conduite en ce domaine, mais surtout qui fait monter sur la scène la puissance de la parole de la mère, son impact dans sa vie ! Ainsi « dénudée », cette dimension de la parole maternelle qui, à la fois, dirait la vérité du désir et de la jouissance du père, et désignerait la vérité du désir et de la jouissance de l’analysante, est travaillée par le rêve. Ce sera ici notre hypothèse : dans ce rêve quelque chose a lieu, qui ne peut se voir, le moment de la toilette intime. À ce moment qui apparaît en creux dans la figurabilité du rêve, fait écho ce qui est en creux dans la parole de la mère. À ce qui ne peut se voir répond ce qui ne peut se dire, seul moyen de trouer, de décompléter la puissance du dire maternel.
N’est-ce pas la puissance de ce dit premier qui s’enregistre dans les dires des analysantes comme « séduction » de la mère ? N’est-ce pas dans le bain des paroles maternelles qu’a lieu sur le corps de l’enfant la rencontre de la substance signifiante et de la substance jouissante ? Dans le rêve, le corps objet de soins, exploré sous toutes les coutures, moins une, ainsi que le terme de « demande » qui figure dans son récit, font traces figurables de cette rencontre, dans le même temps où le blanc de ce qui ne peut se voir laisse intact un « mystère de la féminité » qui ne peut se dire. Ainsi, la mère séductrice du texte freudien est-elle le nom – au cœur d’une analyse – de ce double aspect de l’impact du dire de la mère : d’un côté marque indélébile, de l’autre énigme. Ça n’en est pas le dernier mot, puisqu’il reste à l’analysant(e) à se confronter à ce double impact et au fait que la voie pour l’issue n’est pas tracée à l’avance, mais chaque fois singulière. Notons pour finir que ce qui est désigné comme séduction (féminine ?) dans le monde repose sur ce double impact, en tant qu’une femme (un homme ?), entre autres, consent à s’en faire le support dans son dire : porteur de marques qui font échos de jouissance, creusé d’énigmes qui causent le désir.
[1] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987.
[2] Freud S., ibid., p. 166.
[3] Freud S., La vie sexuelle, Paris, PUF, 1992, p. 150.
[4] Freud S., Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 162.