L’exemple du groupe Wagner – exactions de terrain et manipulation des masses invisibles : le réel est sans loi
Depuis, le 1er juillet 2002, la cour pénale internationale (CPI) a été créée pour traiter les crimes de guerres, génocides, et crimes contre l’humanité. Un article du journal Le Monde du 15 mars 2022, par Stéphanie Maupas, « Crimes de guerre en Ukraine : la traque des preuves est lancée » [1] fait état des mêmes exigences pour juger, dans la réalité de la guerre, l’ex-sistence, en abîme du réel hors-humanité. Les inquiétudes avancées quant à la crédibilité des actes de barbarie, rejoignent celles de Berstein [2], mais sont élargies. La CPI donne les conseils suivants : « les vidéos et les photos […] sont certes une partie du puzzle mais c’est une toute petite partie. […] Les preuves-clés sont celles générées par les forces armées. Je pense que les Ukrainiens peuvent récolter beaucoup d’éléments sur les soldats et les officiers faits prisonniers, des cartes, des papiers, des téléphones portables, des tablettes, des ordinateurs… » [3] La CPI donne des consignes fort intéressantes, voire lacaniennes aux ONG sur la parole et son usage dans ces cas, si l’on veut approcher le réel et ne pas le banaliser. « Il peut arriver que nous ayons une vingtaine d’ONG posant les mêmes questions au même témoin. Après ça, la crédibilité du témoin sera proche de zéro. Si vous êtes une organisation caritative, donnez de la nourriture, des couvertures et des câlins, mais ne posez pas les questions qu’un enquêteur devrait poser. Le mieux est de conduire le témoin aux autorités, et d’autant plus si l’on parle de réfugiés en Pologne et dans les pays limitrophes, où il y a des autorités légales pour prendre des dépositions. » [4] Cela fait en effet réfléchir, on ne peut juger qu’à partir du réel, pas de l’imaginaire et la répétition crée de plus en plus d’erreurs : il y a, au contraire, à en délimiter la zone, la zone du réel, le lieu du réel. Le tout-jugement auquel l’on tend aujourd’hui nuit à la réalité qu’il veut faire entendre.
Les groupes de Dullards [5] de l’armée anglaise, et leur pragmatisme efficace, ont aujourd’hui dépassé les limites de l’armée, conformément à l’évolution du déclin de l’Un et de l’Idéal uniformisant. Ils sont autonomisés et atomisés dans le monde. Ce sont entre autres, depuis un certain temps, issus de Russie, les groupes Wagner, bien connus.
Groupe fondé en 2014, au moment de la guerre du Donbass par Dimitri Outkine, ancien lieutenant-colonel de l’armée russe et des forces spéciales du GRU, qui figure au journal officiel de l’UE comme « responsable d’activités du groupe Wagner qui menace la stabilité et la sécurité en Lybie » avec Alexander Kuznetsov, « commandant de la première compagnie d’assaut et de reconnaissance du groupe Wagner » : « Une entité militaire privée, dépourvue de personnalité juridique, basée en Russie ». Ils apparaissent dans la catégorie « Actes non législatifs », « Compagnie non officielle qui fonctionne sans grades et dont l’existence est toujours niée par Vladimir Poutine ». Wagner doit son nom à Dimitri Outkine [6], grand admirateur du IIIe Reich et d’Adolf Hitler. Adepte de la Rodnovérie (foi originelle), il prône le « retour à l’ancienne foi préchrétienne et à l’adoration des forces de la nature ». Ceci rejoint l’idéologie nazie Blut and Boden (sang et sol) pour laquelle la race germanique était consubstantielle à la pureté de la naissance c’est-à-dire à la nature (le mot étant à prendre ici comme un néo-sémantème), tandis qu’Hitler et les nazis exhortaient au rejet des religions, essentiellement la religion chrétienne. Ces groupes sont financés par Evgueni Prigojine, oligarque russe. Puissant, « il serait à la tête de l’Internet Research Agency », « usine à trolls » [7] qui serait impliquée dans le cyberespace. Il y a peu, vient de sortir un livre écrit par un ex-commandant du groupe Wagner : Marat Gabidullin. Celui-ci a quitté le groupe par désir de rentrer dans une armée plus régulière. Le témoignage est peu approfondi, cependant il donne une idée du recrutement et du fonctionnement des groupes Wagner. En 1993, Marat Gabidullin, déçu par l’armée, forte tête, violent, avait démissionné sur un coup de tête. Il est recruté, via un ami, pour entrer dans les groupes des « soldats de fortune » [8], des mercenaires qui comme lui « avaient séjourné derrière les barreaux…, ceux qui étaient là pour l’adrénaline…, le pactole… parce que la guerre était leur drogue… ou des vauriens alcoolos qui ne tenaient que par la discipline. » [9] Quand ces soldats disparaissent, souvent ils restent sans sépulture.
On leur demande d’intervenir pour intimider l’armée ordinaire et la population dont ils occupent les maisons soi-disant vidées de leurs habitants [10] mais tout le livre est fait pour montrer qu’ils chassaient les habitants, entraînaient des milices locales – « Brigade des Faucons » en Syrie. Punissant – « Il faut savoir punir les gens quand ils le méritent » [11] –, ceux qui subissent l’influence américaine et sont « obsédés par l’idée de détruire la grande Russie » [12], les groupes Wagner, bien qu’avançant parfois en « foule désorganisée » [13] occupent la place de l’Autre, de l’Autre de l’armée, du pays, Autre de l’Autre qu’il n’y a pas. « Quant aux combattants de l’armée de la République de Loubansk, nous n’avons eu aucun problème avec eux. Ils ont tout de suite compris qu’ils étaient désormais surveillés par des mercenaires et se sont tenus à carreau. » [14] Leur action s’y révèle à cette place comme réel. Sont multiples les exactions, viols, assassinats, pillages, mais aussi déstabilisations, business et désinformations via les trolls. Le réel est sans loi.
Leur lien à la Russie est patent, déclaré mais non relié au Kremlin et à Poutine qui rappelle qu’il s’agit de milices privées. Cependant ne sont-ils pas l’envers de son discours ? Lors de la déclaration de sa décision de mener contre l’Ukraine son « opération militaire », il a eu recours à un discours propagandiste, fake dirions-nous, un pur dire déclaratif en s’adressant aux soldats de l’armée ukrainienne et en les exhortant à rejoindre les Russes : « Vos grands-pères se sont battus contre les nazis défendant notre patrie commune, pas pour que les nazis d’aujourd’hui prennent le pouvoir à Kiev ». Tout est dit. On ne peut pas ne pas entendre le signifiant nazi, le même que celui qui a présidé à la création du groupe Wagner. Le réel de ce signifiant y fait retour, le couplage de ces deux dimensions, officielle et privée ne font qu’Un. Une forme moderne de l’Un, clivé dans la modalité du multiple, réglé sur la jouissance et le cynisme, là où se produisent les crimes de guerre sous de multiples formes.
Nous n’oublierons ni la cyber-guerre qui dirige des opérations indépendamment de présences humaines sur les lieux, ni la guerre d’influence, les deux procédant par l’élimination ou la manipulation des masses devenues, plus qu’anonymes, invisibles. L’invisibilité des masses ne serait-ce pas le nom d’une nouvelle forme de déshumanisation, déplacement de masses, crimes de masses dont le réel est à retrouver ?
Francesca Biagi-Chai
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[1] Maupas, S, « Crimes de guerre en Ukraine : la traque des preuves est lancée », Le Monde, 15 mars 2022, disponible sur internet, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/15/crimes-de-guerre-en-ukraine-la-traque-des-preuves_6117599_3210.html
[2] Cf. Bernstein S., Hitchcock A., La mémoire meurtrie. Memory of the camps, documentaire, 1945, cité dans la Chronique du Malaise, L’Hebdo-Blog, n° 300, disponible à https://www.hebdo-blog.fr/la-guerre-entre-reel-et-realite-1/
[3] Maupas, S, « Crimes de guerre en Ukraine : la traque des preuves est lancée », op. cit.
[4] Ibid.
[5] Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 105.
[6] Cf. Gabidullin M., Moi, Marat, ex-commandant de l’armée Wagner, Neuilly-sur-Seine, Michel Lafon, 2022, p. 48.
[7] Ibid., p. 39.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 48.
[10] Ibid., p. 77.
[11] Ibid., p. 94.
[12] Ibid., p. 33.
[13] Ibid., p. 58.
[14] Ibid., p. 56.