« À en croire le sous-sol de l’herbe où chantait un couple
de grillons cette nuit, la vie prénatale devait être très douce ».
René Char, Feuillets d’Hypnos
Contemporain de Descartes, Thomas Hobbes marquera au milieu du XVIIe siècle la philosophie politique et influencera en profondeur la pensée européenne en imaginant le gouvernement comme une immense machine. Il pense que les lois des hommes sont ancrées dans la nature, elle-même exprimant la technique divine. Tout n’est qu’ordre et mécanique. L’homme, en bon automate créé par le Grand Horloger divin, se doit d’imiter son œuvre.
Les raisons anciennes de ce rêve d’une cité régie non par des lois humaines mais par la connaissance des nombres s’origine probablement d’une nécessité de se défendre de la déréliction du petit d’homme. Mais ordonner le chaos originaire par la recherche d’un sens n’est pas le seul ressort à ce « matérialisme mécaniste » [1]. L’identification à la machine entretient le mythe d’une harmonie et sert à ne rien savoir du manque-à-être. « Pouvoir être chiffré, être une réalité chiffrable, ça vous ancre dans l’être » [2], autrement dit « le chiffre […] vaut comme garantie de l’être qui a toujours eu besoin d’une garantie » [3].
Au milieu du XIXe siècle, une conséquence des travaux de Charles Darwin sera la diffusion dans notre monde contemporain de l’injonction à s’adapter pour mieux évoluer. Sur la base de cette idéologie, la pensée politique de Walter Lippmann propose moins d’un siècle plus tard un récit théorique portant sur le retard de l’espèce humaine par rapport à son environnement, et sur son avenir. Cette puissante réinterprétation de la révolution darwinienne, en s’hybridant avec le pragmatisme américain, théorise le néolibéralisme. Elle en appelle aux gouvernements d’experts pour construire la voie de l’évolution des sociétés engoncées dans le conservatisme. Le fantasme de l’homme-machine trouve une place dans ce récit, l’idéologie du cognitivisme en est issue.
La machine à gouverner de Hobbes s’actualise donc au décours des avancées de la technologie, pour être maintenant régie par le modèle cybernétique. C’est ce nouvel imaginaire qu’exprime la substitution de gouvernance à gouvernement. « L’essor de la gouvernance par les nombres n’est pas un accident de l’histoire. La recherche des principes ultimes qui président à l’ordre du monde combine depuis longtemps la loi et le nombre » [4]. La gouvernance par les nombres reste fidèle à ce rêve qui a porté l’histoire de l’Occident : celui de l’harmonie par le calcul. Cependant, son hégémonie via les algorithmes tend non plus à combiner mais à remplacer les lois par le calcul, et fait la promotion du rêve de remplacer l’équivoque par l’erreur. Sans équivoque, la langue serait parfaite.
Cette idéologie plonge le sujet contemporain – en psychanalyse, le sujet est celui de l’inconscient – dans des discours empreints de coordonnées liées au corps-machine. La profusion de cet imaginaire du corps transforme le rapport du sujet à l’être.
Dans ces circonstances, amener la pensée contemporaine à tenir compte de la psychanalyse est nécessaire, son concept de réel s’avère indispensable à notre époque. Saluons donc les interventions qui font vivre les concepts dont nous nous servons dans notre pratique d’analyste et font entendre à une large audience que le sujet tient son être de la parole et que la parole est nouée à la jouissance du corps.
Philippe Giovanelli
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[1] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 116, disponible sur internet : https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2018-1-page-111.htm
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 117.
[4] Supiot A., La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard, 2015, p. 103.