Le corps, en tant que lieu d’inscriptions, de marques et de signifiants, peut devenir l’Autre pour le sujet. Lacan affirme que « le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance1 ». L’inscription de sa propre image dans l’art peut devenir support à un imaginaire instable. L’art incarne volontiers la confusion entre « être un corps » et « avoir un corps ». Dans toute œuvre, comme dans le langage, persiste toujours quelque chose d’impossible à capturer, des restes non figurables, qui la divise.
L’art au centre de tout
Francesca Woodman, photographe américaine, est née en 1958. Elle a grandi dans un environnement artistique, ses parents étant déjà reconnus. Dans le documentaire The Woodmans, son père, George, explique : « Tu ne rigoles pas, tu ne t’amuses pas avec des hobbies, tu fais de l’art. Je crois qu’ils [les enfants] avaient senti qu’il s’agissait de quelque chose de sérieux2 » Son frère, Charles, explique que Francesca et lui ont compris tôt que l’art était au centre de tout. Sa mère, Betty, pense que la valeur de la vie réside dans la création artistique.
L’œuvre prolifique de Francesca, réalisée entre ses 13 et 22 ans, s’achève brutalement lorsqu’elle se suicide par défenestration. Son travail est marqué par l’exploration du corps comme espace de découverte. Avant-gardiste, son œuvre comporte un caractère onirique et fantomatique, confrontant le spectateur à l’indétermination de la trace. Sa technique du flou accentue la fugacité du jeu apparition-disparition. Son cadrage pousse à s’interroger sur les limites, invitant à imaginer le hors-champ.
Un corps à portée de main
« Je montre ce qui ne se voit pas – la force intime du corps3 ». F. Woodman remet en question l’encadrement, interrogeant le rapport entre figure et fond par l’absence de contours nets. Son rapport intime à l’appareil photo, ainsi que sa manière de montrer en cachant, suscite un désir de voir, tout en maintenant le mystère des images. Le format souvent réduit de ses photos incite le spectateur à se rapprocher, dépassant ainsi la surface de l’œuvre. Interrogée sur l’utilisation fréquente de son corps dans ses compositions, elle répond : « C’est par commodité. Ainsi, je suis toujours à portée de main4 ». Ce corps à portée de main « fout le camp à tout instant5 », ne cessant d’échapper à la capture de l’image opérée par l’appareil.
Devenir soi
« Être photographiée m’aide à devenir moi6 ». L’usage des miroirs dans son œuvre ne relève pas d’une quête identitaire. Au contraire, son image reflétée conteste ce qui est visible, permettant à la création d’émerger. Dans son journal intime7, Francesca adopte un ton ironique et autodérisoire, témoignant d’un goût pour l’absurde. Trouvant difficile de se faire un nom propre, elle semble répondre à l’appel de l’art comme manière d’être. Photographier pour devenir soi-même illustre la rencontre entre l’origine de l’œuvre et sa cause, un processus sans cesse à renouveler.
Dire que F. Woodman est présente dans son œuvre ne signifie pas que son travail est autobiographique. Elle exprime son corps par son effacement, sa dissolution, et enfin sa disparition, laissant surgir le flou du sujet comme réponse à la « vacuité de l’être8 ». Son œuvre est une réponse singulière à ce qui se présente à l’artiste comme réel : son corps.
Isadora Escossia
[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
[2] Willis S., The Woodmans, Lorber Films, DVD, 2011.
[3] Ibid.
[4] Rankin S., « Peach Mumble, idées sur le feu », Francesca Woodman, catalogue de l’exposition de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Actes Sud, 1998, p. 35, (épuisé).
[5] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 66.
[6] Musso Garcia Greco, « Declinações da dismorfofobia – estudo psicanalítico da imagem corporal », thèse de doctorat de Belo Horizonte, (Brésil), 2010, p. 152, (traduction libre).
Disponible sur : https://repositorio.ufmg.br/bitstream/1843/BUOS-8H7NFS/1/tese_musso_greco_2010.pdf
[7] Woodman F., Francesca Woodman : The Diary and Other Writings, edited by Katarina Jerinic and George Woodman, Princeton Architectural Press, 2006.
[8] Lacan, J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 295.