Ce texte interroge la satisfaction que peut procurer au clinicien la signification et le sens. Comment faire pour trouer le sens avec une signification ? C’est l’art du poète de faire un coup de sens blanc, ce qui est en jeu dans l’interprétation qui nous éveille au réel. C’est en cela que le contrôle rejoint l’interprétation.
Philippe La Sagna
« Il faut parfois que quelqu’un rappelle à celui qui écoute de ne pas se laisser flatter par les rutilances des significations » [1], note Jacques-Alain Miller à propos du contrôle. La signification, c’est rutilant et ça flatte. Ça flatte, et il faut quelqu’un pour le rappeler. Mais ce quelqu’un n’est-il pas lui-même convoqué à la place de devoir se le rappeler sans cesse à lui-même ? La demande de contrôle par « celui qui écoute » n’est pas moins demande de satisfaction, satisfaction de signification.
Comment éviter que ne tourne en boucle le couple rutilance et flatterie, savoir et sens. Quelles marges de manœuvre, dans ces conditions, pour l’analyste contrôleur ?
La question de la demande, réitérée par la simple rencontre, à chaque séance de contrôle, mérite sans doute d’être abordée.
Lacan, dans « La direction de la cure » [2], fait un sort à la demande dont il me semble intéressant de rappeler ici quelques principes : « Qu’elle se veuille frustrante ou gratifiante, toute réponse à la demande dans l’analyse, y ramène le transfert à la suggestion » [3]. Cela ne pourrait-il pas s’appliquer également au contrôle ? Nous dirions alors que « toute réponse à “la question que le cas pose au contrôlé” ramène le transfert à la suggestion ». S’il y a une réponse à la question que le cas pose au contrôlé, et si cette réponse est du côté du contrôleur, alors il y aurait une vérité du cas qui serait du côté du savoir. Exit la contingence. L’acte obéirait, non pas à une logique d’après-coup rendu par le patient lui-même dans ce qu’il aura entendu, mais bien plutôt à la croyance au syllogisme du joueur d’échecs – si je joue ça, il joue cela, alors je joue ainsi… et gagne celui qui peut lire le plus loin, le fameux coup d’avance. Avec cette logique, le meilleur joueur d’échecs au monde est aujourd’hui un ordinateur.
En fait, on ne peut croire à la vérité du cas, car il y a, du patient au contrôlé, jusqu’au contrôleur, une circulation du dit de la parole de l’analysant qui ne témoigne que des effets de transfert : « le psychanalyste, au point où j’en suis arrivé, dépend de la lecture qu’il fait de son analysant, de ce que celui-ci lui dit en propres termes, croit lui dire. Cela veut dire que tout ce que l’analyste écoute ne peut être pris au pied de la lettre » [4].
Le contrôleur, de quelque manière qu’il réponde sur le cas lui-même, réduit le transfert contrôlé-contrôleur à la suggestion. Sans doute, cela est-il inévitable. Et ce sera alors dans la modulation (J.-A. Miller parle de dosage) des réponses que l’on tentera de réduire au maximum cet effet. Modulation qui implique de ne pas se laisser flatter par des significations, qu’il pourrait se sentir de produire.
Est-il possible de faire autrement ?
On a souvent répété que l’on ne contrôle pas le cas, mais sa position. Vœu pieux, c’est à l’analyste contrôleur d’y veiller. J’avais donné un exemple dans mon premier témoignage de passe, d’un effet du contrôle quand le contrôleur avait dit : « Il n’y a rien de plus méchant que de vouloir le bien de ses patients. » Surprise, impact, rebond dans la cure. Ça se noue. C’est la position qui est visée mais, là aussi, un peu à côté – le cas n’est là que par allusion. « À quel silence doit s’obliger maintenant l’analyste pour dégager au-dessus de ce marécage le doigt levé du Saint Jean de Léonard, pour que l’interprétation retrouve l’horizon déshabité de l’être où doit se déployer sa vertu allusive ? » [5] Si Lacan, dès1958, fait valoir que l’interprétation doit se déshabiter de l’être, et retrouver sa vertu allusive, ce n’est pas pour que le contrôle devienne l’enjeu de l’exposé de celui qui sait à celui qui écoute. Car l’exposition d’un savoir a plutôt une vertu inhibitrice. Or, J.-A. Miller rappelait que « le contrôleur ne pratique pas un contrôle essentiellement inhibiteur, mais je dirais plutôt permissif » [6].
La vertu allusive de Lacan renvoie à un « faire signe », pas à un exposé. Dans l’exemple que j’ai donné, la phrase est frontale mais elle est allusive par rapport à la demande du contrôlé, elle vise à côté de la cible du cas, et touche. C’est dans ce jeu entre vérité, savoir et frustration (Lacan fait de la frustration un outil du maniement du transfert : « C’est seulement pour le maintien de ce cadre du transfert que la frustration doit prévaloir sur la gratification » [7]) que le contrôleur vise à tenir une position qui n’est pas celle de la place vide, propre à l’analyste, mais celle de l’esquive face à la demande et à la vérité. J.-A. Miller nous indique que « le plus grand danger pour le contrôleur dans le contrôle est de s’installer dans la position de représenter le principe de réalité – il en va de même pour l’analyste » [8].
Face à la demande de satisfaction par le sens, il y a donc un art de l’esquive. Jouer entre sens et signification, se mouvoir, moduler, doser. En 1977, Lacan fait valoir que le sens est plein, il boucle S1-S2, je le cite : « La parole est pleine de sens […], c’est parce que le mot a double sens qu’il est S2, que le mot sens est plein de lui-même. Et quand j’ai parlé de vérité, c’est au sens que je me réfère. » [9] Dans le bouclage qu’il opère, le sens referme le signifiant sur lui-même ; à ce titre il est vérité. Cette vérité est menteuse, car elle rate à dire l’enjeu de ce que la psychanalyse vise, une place vide de sens : le réel (« le réel se dessine comme excluant le sens » [10], dit Lacan). Comment soutenir cela ? Lacan fait valoir en contrepoint du sens, le poète et la signification : « Comment le poète peut-il réaliser ce tour de force, de faire qu’un sens soit absent ? En le remplaçant, ce sens absent, par la signification. La signification n’est pas ce qu’un vain peuple croit. C’est un mot vide » [11]. Comme je me suis senti du côté du « vain peuple », je suis allé voir l’étymologie de signification. Eh bien, dans mon dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, signification veut dire : « action d’indiquer » – voilà le doigt de Saint Jean. Le Robert dit aussi qu’ « après Ferdinand de Saussure, [signification est distinct de sens, c’est] la valeur de “rapport réciproque entre le signifiant et le signifié” et “effet sémantique (d’un signe) en situation dans le discours” » [12]. C’est donc quelque chose, un signe, qui est à entendre, ou bien plutôt à lire, entre signifiant et signifié, comme le propose Lacan, dans le discours de celui qui dit – qu’il soit analysant ou contrôlé.
Moduler, doser, esquiver, être allusif, se garder du sens et de la vérité pour viser à côté, vers le vide de la signification, indiquer, lire… ça ne flatte pas, ça n’est pas ronflant, ni rutilant, mais cela fait du contrôle. C’est mon expérience de contrôlé, une rencontre singulière, chaque fois inédite.
Laurent Dupont
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[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 23 mars 2011, inédit.
[2] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Seuil, 1966, p. 585 & sq.
[3] Ibid., p. 635.
[4] Lacan J., « Vers un signifiant nouveau », Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 15 mars 1977, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 12.
[5] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op. cit., p. 641.
[6] Miller J.-A., « Trois remarques sur le contrôle », intervention orale prononcée par J.-A. Miller lors de la Journée Question d’École organisée par l’ECF le 8 février 2014 à Paris. Une première publication de cette intervention a eu lieu sous le titre « Three Remarks on Supervision », The Lacanian Review, n°1, printemps 2016, p. 166-168. Les extraits dans ce texte sont tirés de la version établie par Pascale Fari sur le site de l’ECF (rubrique Textes fondamentaux) : https://www.causefreudienne.org/textes-fondamentaux/trois-remarques-sur-le-controle/
[7] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op.cit., p. 636.
[8] Miller J.-A., « Trois remarques sur le contrôle », op.cit.
[9] Lacan J., « Vers un signifiant nouveau », op. cit., p. 11.
[10] Ibid., p. 9.
[11] Ibid., p. 11.
[12] Rey A. (s/dir.), « signification », Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2019, p. 3509.