Le 11 mars dernier, dans le local de l’ECF, s’est tenue une séance du Séminaire « Nouages », en préparation au prochain congrès de la NLS, « Moments de crise », à Genève, les 9 et 10 mai 2015. Le séminaire « Nouages » a pour fonction de tisser les liens entre les différentes sociétés de la NLS. Ce fut pour nous, les psychanalystes français, l’occasion de participer à ces échanges pour la première fois.
La soirée était présidée par Lilia Mahjoub, vice-présidente de la NLS. Elle rappela l’occurrence du terme « crise » chez Freud – crises de toux de Dora–, et, chez Lacan, crise du sevrage, voire crise permanente du transfert. Ces crises nous ouvrent à une dialectique dont l’obstacle est l’objet a. Cette boussole précise fit de ce moment l’acmé de la soirée.
Éric Laurent est intervenu sous le titre : « Effets subjectifs de la crise post DSM ». Dans « La science et la vérité », Lacan pointe que les crises de l’histoire de la science entraînent des crises subjectives chez les savants. Il revient sur la question dans sa conférence « Le triomphe de la religion », pour se centrer sur l’angoisse du savant. À la différence de Freud, qui idéalisait les scientifiques, Lacan considère la science comme une profession impossible.
É. Laurent s’est ensuite référé à la crise actuelle de la psychiatrie et à ses symptômes subjectifs : cette crise a eu lieu au moment de la publication du DSM 5. Thomas Insel, président du National Institut of Mental Health, avait pu noter à ce sujet le peu de variations de cette version du manuel par rapport aux précédentes : la force et la fiabilité restent les mêmes et il n’y a pas de validité scientifique. Désormais, le NIMH réoriente sa recherche loin des catégories du DSM. À ces fins, il lance un nouveau projet : le Research Domain Criteria. En conséquence de cette crise, les symptômes pullulent : l’abîme se creuse entre la recherche fondamentale et les médecins qui tentent, en vain, d’obtenir une application à ces résultats, Big Pharma ferme ses portes pour sous-traiter la recherche avec des petites start-up privées, le désir des psychiatres est touché car les candidats sont moins nombreux que dans d’autres spécialités médicales. Enfin, les bulles diagnostiques comme le TDAH, permettent à certains individus de se retrouver dans des catégories, de revendiquer ensuite leurs droits ; les usagers et leurs souhaits orientent alors la recherche, la rendant imprévisible. L’usage off-label des médicaments est de mise. Autant d’effets subjectifs de cette crise des classifications qui sont à reprendre par la psychanalyse, qui peut souligner les modes de jouir qui s’ordonnent d’une crise. La crise est ce qui est logé comme faille fondamentale de la mentalité du sujet, au sens de Lacan. É. Laurent a rappelé que si la maladie mentale n’est pas entitaire, c’est la mentalité qui a des failles, d’où la crise.
Philippe La Sagna a mis en relief la crise comme « ce qui juge, ce qui décide ». Actuellement, en voulant éviter la crise à tout prix, on oublie sa valeur de critique. Déjà Erich Fromm, avec la Théorie critique spécifique de l’École de Francfort, s’en était servi vis-à-vis de la psychanalyse. P. La Sagna illustra par un cas clinique l’éclairage apporté par la crise sur le rapport d’une femme à sa jouissance. En tant que psychanalystes, il nous revient de viser à transformer les effets de crise en effets de symptôme.
Inga Metreveli, membre de la NLS, de Moscou, est intervenue ensuite sous le titre : « La crise de la quarantaine ». Un homme vient la rencontrer à l’occasion de son 40e anniversaire, qui est aussi le jour anniversaire de la mort de sa mère. L’analyse va dévoiler, derrière cette crise, la position de ce sujet, partenaire idéal de sa mère. Cette position se décline dans le rapport à sa femme choisie en tant que mère potentielle. Le rapport à la femme est vécu comme impossible. À partir d’une demande impossible à l’analyste va s’opérer une rectification subjective de telle sorte que la crise de la quarantaine s’estompera au profit du début de sa vie d’homme.
Alexander Fedtchuk, membre de la NLS, de Novossibirsk, a présenté un cas clinique intitulé « Mauvaise fille, mauvaise femme ». Une femme de quarante ans se plaint de l’enfer quotidien que lui fait vivre son mari. Cependant, et malgré les humiliations infligées, elle n’arrive pas à prendre du recul. Si son mari la délaisse au profit d’autres femmes, c’est qu’elle est « mauvaise ». Alors qu’elle a le sentiment que l’analyste la maltraite, une crise survient dans cette cure. L’analyste épingle alors un signifiant-maître : « martyr ». La patiente saisit que son « martyr » n’est autre chose que la croyance dans la version maternelle du père.
Le débat a surtout porté sur les effets d’ouverture de ces crises transférentielles. É. Laurent a mis l’accent sur l’interprétation calculée comme le rapport de l’analyste à son inconscient, suffisamment apaisé pour pouvoir opérer sans penser. Les crises ont permis, en l’occurrence, de nouer quelque chose et d’arrêter la répétition.
Au milieu des disque-ourcourants actuels sur la crise, qui tentent la maîtrise à tout prix, la psychanalyse rappelle que le réel ne peut pas être apprivoisé. La crise décide puisqu’elle est émergence du réel. Il est donc plus urgent que jamais de suivre l’orientation par le réel : « Il ne faut pas trop dramatiser, quand même. On doit pouvoir s’habituer au réel », put dire Lacan en 1974.[1]
[1] Lacan J., Le Triomphe de la religion, Paris, Seuil, p. 93.