Dominique Laurent ponctue ici, par un écrit, la fin de son enseignement à l’ECF (2013-2014) sur le Séminaire VI de Lacan et nous offre de surcroît une très intéressante et bienvenue conclusion à la rubrique de la LM qui était consacrée à ce même séminaire, Le désir à la lettre.
La coupure telle qu’elle apparaît dans le Séminaire VI est en fin de compte la dernière caractéristique structurale du symbolique comme tel. Elle prendra un statut très particulier dans le Séminaire XIX qui consacre la rupture entre l’un et l’être. Cette rupture n’est pas encore explicite dans le Séminaire VI. Ce Séminaire appartient au corpus classique de l’enseignement de Lacan. Il assure le primat de l’Autre dans l’ordre de la vérité et dans celui du désir. Il reprend la question de l’être dans la coupure, qu’il qualifie d’être pur et introduit à l’Un. Il a pour visée de loger l’objet a dans la coupure. Le problème de Lacan est en effet de résoudre la façon de loger le ça dans l’inconscient, inconscient structuré comme un langage. L’objet cause du désir, autre nom de la jouissance, y est traité par la lettre a.
La version ultérieure sera plus radicale. La jouissance excède la coupure et la lettre. Alors, Lacan la traite par l’Un dans son opposition à l’être. L’Autre est renvoyé à une fiction, le désir y est dévalorisé au profit de la jouissance. L’être n’est plus que semblant. « La doctrine de l’Un, […] surclasse celle de l’Être ». Le Y’a d’l’Un est l’un seul dans sa jouissance foncièrement auto-érotique comme dans sa signifiance hors sémantique. Le symbolique « n’est rien d’autre dans le réel que l’itération du Un »[1]. La coupure n’a aucun rapport autre que topologique avec le signifiant. Elle suppose des bords autrement conçus que ceux que Freud avait isolés. Cela suppose des diaphragmes plus compliqués que la bouche et les sphincters. L’objet invoquant tel qu’il apparaît dans le Séminaire XIX est un objet qui envahit le corps et qui pour autant n’a aucun sphincter. À la topologie naturelle des sphincters biologiques succèdent des sphincters topologiques. Il s’agira de loger la jouissance dans une lalangue, une fois la jouissance réduite à la lalangue.
Le Séminaire VI anticipe ces thématiques lointaines. Dans ce Séminaire, le rapport de la coupure du réel et de la coupure du langage est « un système de recouvrement de coupures par un autre système de coupures »[2]. L’avènement du sujet au niveau de la coupure a un rapport à quelque chose de réel qui n’est symbolisé par rien. Lacan désigne le point électif du rapport du sujet à ce qu’il appelle son « être pur de sujet » au niveau de la coupure[3]. Le fantasme désigne ce point là. C’est pourquoi il a pu dire que le fantasme est une métonymie de l’être et identifier le désir à ce point. Cet être tient à la coupure comme telle. L’être est « le réel en tant qu’il se manifeste dans le symbolique ». Ce réel n’est pas corrélatif d’une connaissance, il prend sa place dans le symbolique au delà du sujet de la connaissance[4]. Il ne se situe que dans les intervalles, dans la coupure, là où il est le moins signifiant des signifiants. « L’être est la même chose que la coupure »[5]. Lacan le qualifie « d’être pur »[6]. L’être humain a à s’articuler dans le signifiant et en tant qu’être, c’est dans les intervalles de la chaîne signifiante qu’il apparaît comme sujet barré, comme « pas un »[7].
Si l’être du sujet s’articule dans l’inconscient, au dernier terme il ne peut l’être. Le sujet barré marque ce moment de fading du sujet où celui-ci ne trouve rien dans l’Autre qui le garantisse de façon certaine, qui lui permette de se nommer au niveau du discours de l’Autre, c’est-à-dire en tant que sujet de l’inconscient[8]. En revanche, le désir sert d’index au point où le sujet ne peut se désigner sans s’évanouir. « Au niveau du désir le sujet se compte »[9]. L’être du sujet est indiqué « au niveau du fantasme par ce qui se révèle être fente, structure de coupure ». Cette pure coupure annonce l’Un qui se compte à partir du manque, du moins un de la jouissance qui ne peut pas s’inscrire dans tout ce qui peut se dire. Le désir dont il s’agit est le désir inconscient et son objet n’est pas un élément de la réalité comme Lacan le considérait jusque-là[10]. La formule symbolique du fantasme[11] constitue la forme vraie de la prétendue relation d’objet. J.-A. Miller a développé ce point dans sa conférence « L’Autre sans Autre »[12]. Lacan se dégage radicalement de la perspective annafreudienne ou kleinienne qui essaie d’articuler dans la notion de développement les deux principes freudiens permettant la convergence du désir et de la réalité, une fois arrivé à maturation. Le désir se présente bien plutôt comme « un trouble », comme le tourment de l’homme »[13], comme « contraire à la construction de la réalité ». Il a un « caractère aveugle ». Lacan va jusqu’à parler « des aberrations du désir ». A l’opposé d’une diachronie, son effort est de le saisir dans la structure du langage comme système synchronique.
Lacan établit à partir d’un algorithme simple, celui de la division, un schéma synchronique de la dialectique du désir[14]. Il part de la position subjective la plus originelle, celle de la demande du sujet adressée à l’Autre de la parole qui lui permet de se constituer en entrant dans le signifiant. L’introduction du sujet dans le signifiant va subjectiver l’Autre. Cet Autre qui est un sujet réel noté Sr, interpellé dans la demande, fait passer celle-ci à la demande d’amour en tant qu’elle se réfère à l’alternative présence/absence, qui n’est plus celle de la satisfaction d’un besoin. Lacan l’écrit D barré. C’est parce que l’Autre est un sujet comme tel que le sujet s’instaure. Il s’instaure dans un rapport qui n’est plus celui de la demande ou de l’amour, mais dans un rapport qui est de se faire reconnaître de l’Autre comme sujet qui est noté par S[15]. À ce niveau le S, ajoute Lacan, se pose non seulement comme le S qui s’inscrit d’une lettre mais aussi bien comme le Es de la formule topique que Freud donne du sujet. Le S est le ça qui peut s’entendre aussi dans sa forme interrogative est-ce ? C’est tout ce que le sujet formule encore de lui-même. Pour lui répondre, Lacan inscrit A barré soit : il n’y a pas d’Autre de l’Autre. Il n’y a aucun signifiant qui puisse répondre de ce qu’est le sujet. Le signifiant dont l’Autre ne dispose pas est le phallus. Le phallus est ce qui, de la vie, se trouve sacrifié par la symbolisation[16]. C’est pourquoi le sujet ne peut se nommer au niveau du discours de l’Autre en tant que sujet de l’inconscient. Il n’est que dans les intervalles de la coupure. Lacan écrit alors S barré au quatrième niveau de son schéma et inscrit en regard l’objet a. Le sujet fait alors venir du registre imaginaire, « quelque chose d’une partie de lui-même en tant qu’il est engagé dans la relation imaginaire à l’autre »[17]. Ce quelque chose est l’objet a, il surgit très exactement là où se pose l’interrogation du S sur ce qu’il est vraiment, sur ce qu’il veut vraiment. C’est dans cet objet que le sujet trouve son support, au moment où il s’évanouit devant la carence du signifiant. L’opération de division s’arrête à ce niveau, sur l’apparition au niveau de l’Autre de ce reste qu’est l’objet a. Le fantasme n’est rien d’autre que l’affrontement perpétuel de S barré et a. La tension dernière du sujet se situe au niveau de l’objet a. Il est le reste qu’aucune de ses demandes ne peut épuiser. « Il est ce qui retient le sujet devant sa propre syncope, l’annulation pure et simple de sa propre existence »[18].
Le sujet dans le fantasme est au bord d’une nomination. Cette phénoménologie de la coupure, commencée avec le sujet, se poursuit avec l’objet. L’objet dans le fantasme a la forme de la coupure. Le sujet barré ne se supporte que d’une série de termes, de a, en tant qu’objets dans le fantasme. Lacan en distingue trois espèces. L’objet prégénital, qu’il soit oral ou anal, manifeste de façon exemplaire la structure de la coupure, puis l’objet phallique dans le complexe de castration dont la mutilation castratrice – et sa marque dans les rites initiatiques – est la forme la plus manifeste de la coupure. Enfin, la voix dans le délire avec les phrases interrompues, les phrases sans queue ni tête, peut être élevée à la fonction signifiante de la coupure. C’est ici l’amorce de ce que le Séminaire XIX développera avec la jouissance de la lalangue.
NDLR : Les notes proposées par l’auteure sont issues de sa lecture du Séminaire VI et d’extraits précis de ce Séminaire ; elles sont donc à lire en suivant cette indication.
[1] Miller, J.-A., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, Paris, Seuil, 2011, 4ᵉ de couverture.
[2] Lacan, J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, juin 2013, p. 470.
[3] Ibid., p. 471.
[4] Ibid., p. 451.
[5] Ibid., p. 482.
[6] Ibid., p. 471.
[7] Ibid., p. 482.
[8] Ibid., p. 447.
[9] Ibid., p. 483.
[10] Ibid., p. 501.
[11] Ibid., p. 434.
[12] Miller J.-A., « L’Autre sans Autre », conférence de clôture du XIe Congrès de la NLS, Athènes, 19 mai 2013.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, op.cit., p. 425.
[14] Ibid., p. 439.
[15] Ibid., p. 445.
[16] Ibid., p. 413.
[17] Ibid., p. 446.
[18] Ibid., p. 448.