« Quel rapport peut-il bien y avoir, se demande Vanessa Springora dans son livre Le Consentement, entre ce personnage de papier créé de toutes pièces et ce que je suis en réalité ? M’avoir transformée en personnage de fiction, alors que ma vie d’adulte n’a pas encore pris forme, c’est m’empêcher de déployer mes ailes, me condamner à rester figée dans une prison de mots. » [1] On sait que l’auteure, par son courageux travail d’écriture, n’y restera pas enfermée.
En cela, son livre dépasse les limites du témoignage et fait vibrer par ses questions une autre dimension fondamentale : au-delà de la très mauvaise rencontre, l’irruption traumatique du sexuel y apparait, ainsi que le formule Lacan, comme « ce point-noyau où le discours fait trou » [2]. C’est aussi ce qui de « la sexualité fait trou dans la vérité » [3], articulée au fantasme, qu’il s’agit de cerner dans l’analyse.
C’est un point saisissant à la lecture des différents textes préparatoires et des arguments des prochaines journées de l’ECF, « attentat sexuel » : s’y démontre que l’irruption du sexuel fait effraction et déborde toujours d’une quelconque façon la vérité, ce qui peut s’en dire. Une dimension reste en souffrance. À chaque fois la question pourrait se poser, là aussi : quel rapport est-il possible d’écrire entre vérité et ce qui reste en souffrance ? Peut-être est-ce même de ce point-noyau que s’origine, pour une part, l’incrédulité face à certains témoignages de victimes d’attentats sexuels, lorsqu’ils ne savent pas être accueillis de la bonne façon.
On peut aussi penser, quant à ce qui reste en souffrance, aux auto-reproches que se fait la jeune Emma dont parle Freud « d’être revenue chez le marchand ». Ou encore au profond dégout d’elle-même que vit telle patiente d’avoir, comme elle le formule, « vécu la féminité davantage avec son père qu’avec sa mère » – lorsqu’il l’accompagnait adolescente pour lui acheter ses sous-vêtements, ou qu’elle l’écoutait parler de sa vie extra-conjugale. Pourquoi ne lui disait-elle pas « non » ? se demande-telle aujourd’hui en analyse. Ce « non », retenu en quelque manière, se manifeste aujourd’hui dans sa vie par le refus du corps. Depuis, ses rêves ne sont plus que rêves d’attentats, tandis que sa vie amoureuse et sexuelle s’avère « un auto-sabotage ».
Parlant de la sexualité qui fait trou dans la vérité, Lacan a cette formule troublante qui éclaire précisément, me semble-t-il, cette question – quel rapport ? : « alors que je parle d’un trou dans la vérité, ce n’est pas naturellement une métaphore grossière, ce n’est pas un trou au veston, c’est l’aspect négatif qui apparaît dans ce qui est du sexuel ; justement de son inaptitude à s’avérer. C’est de ça dont il s’agit dans la psychanalyse » [4].
Cette « inaptitude à s’avérer » est au fond « la vérité de la vérité » du sexuel pour le parlêtre. Inapte à s’avérer, le rapport sexuel fait défaut en effet, à se dire véritablement, complètement. Nous sommes irrémédiablement séparés d’une jouissance qu’il faudrait, trou que voile l’amour dans le meilleur des cas. Analysants, c’est aussi un « personnage de fiction » – d’une toute autre nature, il est vrai, si l’on reprend le mot de V. Springora – que nous cherchons à quitter : celui qu’avait tramé notre fantasme comme réponse singulière à cette « inaptitude à s’avérer » dont relève toujours le sexuel, d’où qu’il surgisse.
[1] Springora V., Le Consentement, Paris, Grasset, 2020, p. 170-171.
[2] Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 41.
[3] Ibid., p. 32.
[4] Ibid., p. 34.