On ne sait et on ne saura pas ce qui s’est passé, ce qui s’est produit pour que chaque une, Martine, la mère, Suzanne la petite soeur et chaque un, Antoine, le frère aîné dépossédé dès sa naissance du prénom paternel et Louis, le frère cadet, qui en hérite, soient pris dans sa souffrance et sa jouissance propre sans possibilité aucune d’en transmette quelque mot. Suzanne questionne, dit le manque de ce frère qu’elle a peu connu, parti il y a 12 ans, devenu un auteur célèbre. La mère cautionne, tu es celui qui avait le droit de partir. Antoine est pris pour un con et s’y emploie à l’envi. Il est cruel et désespéré. Louis, le héros, aime les garçons, il est parti de chez lui et revient pour leur dire qu’il va mourir. « Dans combien de temps ? » est la question de la femme d’Antoine. Pure équivoque ? Elle ne parle pas de ce que l’on croit qu’elle a deviné. Ou peut-être le sait-elle trop bien et revient-elle sur ses pas.
Xavier Dolan nous rend palpable le malentendu entre les parlêtres. Les silences, les plans serrés sur les visages, sur les corps enlacés, sur les regards insistants ou subrepticement posés, participent de ce huis-clos où la famille ne peut tenir. Du père, il est peu question, figure mythologique de l’âge d’or de la famille, celui qui emmenait tout le monde en voiture le dimanche. Mais dont on sait juste qu’un jour il a été là et dont on ne sait rien du pourquoi il n’est plus. Une énigme de plus.
La chaleur s’intensifie dans ces trois heures que durent le repas dominical, les semblants de retrouvailles heureuses, ne dureront même pas le temps d’un après-midi. Ah les dimanches ! Ceux qui étaient joyeux du temps du 4, papa et maman avec leurs deux fils mais qui cessent d’exister quand Suzanne nait et que les garçons sont adolescents. « Ça ne servait plus à rien ces escapades », ponctue la mère. Qui est visé ? Les garçons qui ont grandi et n’ont plus voulu suivre leurs parents ? La petite sœur qui rompt l’harmonie ? Chacun est visé.
Louis est celui qui s’est sauvé, avec toute la chaîne des associations possibles. Mais personne ne se sauve totalement de sa famille, de son carcan, des identifications refilées et habitées. La voie sublimatoire lui a sûrement permis d’écrire sa famille, son exil, d’en témoigner et de la rendre lisible, dicible, à d’autres. Il a pu jouir du succès de ce savoir écrire qu’il a nourri en partant. Mais une fois près d’eux, il est plus exilé que jamais. Louis pense qu’il doit leur dire de vive voix et à corps présent, qu’il va mourir. L’ont-ils deviné ? Ou sont-ils tanqués dans leur névrose et leur naïve et désespérée croyance qu’ils vont revoir Louis ?
Les volutes de fumées de cigarette accompagnent des plans très serrés. La cigarette est tour à tour un recours pour les âmes esseulées, puis un objet de transaction, entre ceux pour qui c’est permis et les autres, dont la mère, qui s’autorise à fumer devant le fils prodigue et se cache de l’aîné, porteur de l’interdit. Un film à la hauteur de ce que nous enseigne la psychanalyse avec le dernier enseignement de Lacan, lu par Jacques Alain Miller : « La Jouissance comme telle est Une, elle relève de l’Un, et elle n’établit pas d’elle-même de rapport à l’Autre. Il n’y a pas de rapport sexuel veut dire que la jouissance est en son fond idiote et solitaire. »[1]
« Juste la fin du monde » est un film dramatique franco-canadien écrit, coproduit, réalisé et monté par Xavier Dolan, sorti en 2016. Il s’agit de l’adaptation cinématographique de la pièce de théâtre du même nom, écrite par Jean-Luc Lagarce en 1990.
[1] Miller J.-A. « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n°43, Paris, Navarin/Seuil, octobre 1999, p.21.