Le genre « journal de confinement » a le vent en poupe ces jours-ci dans la presse et sur la toile. N’y voyons pas ce que d’aucuns dénoncent comme une romantisation indécente de la situation par des privilégiés, visant le mode de jouir de l’autre, forcément insupportable. Le confinement est aussi parfois présenté comme un thème littéraire et voit la promotion de nombreux textes qui mettent en scène l’immobilité, la solitude, qu’elle soit désirée ou subie. Chacun a ainsi un rapport qui lui est propre avec la séparation des corps. Freud n’écrivait-il pas dans Le Malaise dans la civilisation : « S’isoler volontairement, se tenir à distance des autres, c’est là la protection la plus immédiate contre la souffrance susceptible de résulter pour quelqu’un des relations humaines […] si l’on veut à soi seul résoudre cette tâche » [1]. Si les politiques et les démocraties manient le signifiant du confinement avec précaution, il n’en est rien dans la population où celui-ci ouvre le champ d’une expérience inédite, d’une expérience à construire, et à dire ou plutôt à écrire.
Alors, comment, dans ce contexte, lire ce phénomène du journal ou de la chronique du confinement ?
Le journal (ou la chronique) est ce qui s’écrit au jour le jour, comme autant d’unités distinctes. Le journal ne puise pas (son matériel ?) dans un savoir déjà là, dans la mémoire. Pas plus qu’il ne cherche un au-delà, une projection future. Tout juste est-il tentative d’inscrire ce qui se pense et s’éprouve au présent, qui ne dure pas. Le confinement invite ainsi à inventer de nouvelles habitudes, à construire, parfois malgré soi, un nouvel automaton. Comme l’écrit Albert Camus au début de La Peste, « on passe ses journées sans difficultés aussitôt qu’on a des habitudes » [2].
Le journal introduit un comptage : jour 1, jour 2, jour 3…
La lecture de l’« Introduction à l’érotique du temps » [3] de Jacques-Alain Miller nous invite à penser ce temps qui est compté. L’érotique du temps, comme celle de l’espace concerne le désir, et la jouissance. Mais plus encore, le temps est subjectif et pousse le discours philosophique à « mettre l’être à l’abri du temps » [4] car celui-ci introduit une négativité sous les espèces de la finitude. J.-A. Miller y déplie le paradoxe des futurs contingents : au temps N, on ne peut dire si un évènement se produira demain ou non. Mais au temps N+1, ça devient effectif ; il est vrai que l’évènement a eu lieu. Cette effectivité, si on la projette en arrière, transforme le possible en nécessaire. Mais si les philosophes, qui pensent la linéarité du temps, en font un sophisme, Lacan, dans son Séminaire V, en fait un graphe, une opération, en considérant une double temporalité : un temps progrédient qui va vers le futur et un temps rétrograde qui va vers le passé. J.-A. Miller précise que ce temps rétrograde, que Lacan qualifie de fondamental, est « constitutif de la signification de l’illusion du sujet supposé savoir » [5]. Cette illusion pourrait s’énoncer ainsi : « ce qui est du futur était déjà là, inscrit dans le passé » [6]. Malgré cette tentation, ce que nous vivons aujourd’hui n’est pour autant pas de l’ordre du nécessaire. Il est plutôt à situer comme contingent en tant qu’il apparaît sur fond d’un impossible, qui surgit et dérange. Le contingent en tant que lié à l’impossible est « la condition de l’évènement comme réel » [7]. A. Camus présente La Peste comme une chronique de la vie confinée et en donne son procédé qui se veut plus proche de l’historien que de l’écrivain, visant une certaine objectivité. Il juxtapose ainsi sur un mode impressionniste les témoignages afin de rendre compte de l’épaisseur du réel.
Sans doute, est-ce ce que nous opérons aujourd’hui, car ainsi que Lacan le signale dans le Séminaire V : « Un discours […] prend du temps, il a une dimension dans le temps, une épaisseur » [8]. Il s’agit donc de prendre le temps nécessaire à ce qu’il s’installe, condition pour que, un tant soit peu, l’impossible devienne évènement, c’est-à-dire « cesse soudainement de ne pas s’écrire » [9].
Alors, l’interprétation de l’analyste sera requise afin de permettre la lecture de cette surprise, du réel de l’évènement. Nous pourrons alors approcher cette question qui déjà se dessine, voire angoisse : est-ce que le monde sera le même après ?
[1] Freud S., Le Malaise dans la culture, Paris, PUF, 1995, p. 20.
[2] Camus A., La Peste, 1947.
[3] Miller J.-A., « Introduction à l’érotique du temps », La Cause freudienne, n°56, mars 2004, p. 63-85.
[4] Ibid., p. 69.
[5] Ibid., p. 70.
[6] Ibid.
[7] Ibid., p. 81.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 15.
[9] Miller J.-A., « Introduction à l’érotique du temps », op.cit., p. 80.