De l’utilisation des « draps du trousseau » au « Baiser de l’artiste », vers les opérations chirurgicales « défiguration-refiguration », l’hybridation, le manteau d’Arlequin pour se faire un autre corps, la pose d’implants dans lesquels sont inclus des micro-processeurs qui avec des batteries spéciales lui permettent de parler la langue du pays dans lequel elle se trouve, Orlan n’en finit pas de manipuler son corps !
Elle le met sur la scène, le donne à voir, souvent nu ou demi-nu, ou statufié. Elle joue de la jouissance scopique du spectateur et ne peut cesser d’en jouir, modifiant sans cesse son image dans une sorte d’accélération. Photos, utilisation de son corps comme mètre-étalon, performances érotico-pornographiques provoquent stupéfaction, épouvante, scandale, fascination, admiration.
Quoiqu’en analyse pendant une dizaine d’années, Orlan ne s’attache pas à son histoire personnelle. En cela elle est moderne et artiste. La présence de son corps suffit à son art. La parole qu’elle diffuse sur les ondes traite de son art, pas de son histoire. L’ironie, la moquerie, la provocation accompagnent souvent ses performances. Par exemple, avec le conte de Perrault « Peau d’âne », elle se sépare de son père. Avec les draps du trousseau elle se photographie accouchant d’elle-même, reniant sa parenté biologique. Elle joue beaucoup sur le baroque, subjuguée semble t-il particulièrement par la Sainte Thérèse Du Bernin, dont Lacan fait le paradigme de la jouissance féminine dans le séminaire XX.
Mais se vêtir, se dévêtir, se déguiser en sainte avec un sein exhibé, offrir un baiser sur la bouche ou un cierge devant sa statue en sainte pour cinq francs, ne lui suffit pas. Il faut attaquer son corps dans le réel de la chair. Poils de son pubis, sang des opérations, morceaux de corps, restes de chair, servent à la fabrication de tableaux ou de suaires.
Au cours des interventions-performances « Défigurations-refigurations », dont la plus célèbre se nomme « Omniprésence », l’image de son corps, de son visage, modifiée prouve la possibilité d’une chirurgie non esthétique. Les opérations, comme on le sait sont diffusées en direct par satellite à New-York, Paris, Banff, Toronto.
Pour donner forme logique à cet art, Orlan écrit « Le manifeste de l’art charnel » qu’elle oppose au « body-art ». L’art charnel refuse la douleur, la beauté. Grace à lui, elle peut voir son propre corps sans en souffrir, et l’amour devient « j’aime ta rate, j’aime ton foie, j’adore ton pancréas et la ligne de ton fémur m’excite. »[1]
Toutes ces performances se poursuivent sans fin. Ce n’est pas qu’aucune image ne convienne à cette femme étrange, c’est une volonté déterminée sans faille qui la pousse à ne reculer devant rien, jusqu’à cette idée d’un découpage de son corps en morceaux à vendre, jusqu’à se faire poser des implants sur les tempes, jusqu’à se faire un manteau composé de sa chair greffée avec de la peau de couleur noire.
Elle désire parler toutes les langues. Le corps parlant et parlé d’Orlan est devenu universel, pur objet d’art charnel, lieu de débat public.
L’image du corps modifié semble effectuer un passage de « mon corps » à « un corps », ou « le corps ». Au cours d’une conversation avec Jacques-Alain Miller, publiée dans le nouvel Âne n° 8[2], il lui parle de « son corps », elle répond par « le corps ». En 76-77, elle pose cette question « Est ce que mon corps m’appartient réellement ? » La chair du corps lui appartient, oui, mais est ce un corps qu’elle a ? « Mon travail est discours avec non reniement de la chair…moi j’aime la chair, j’aime la vie, j’aime le corps. J’ai voulu que ce soit incarné ».[3]
L’image du corps, dont elle affirme « je me sens infigurable, irreprésentable, toute image de moi est pseudo et d’une inquiétante étrangeté…je dois placer de la figure sur mon image pour créer une autre image entre déformation et représentation »,[4] ne manque pas de nous interroger. Alors qu’un discours bien élaboré à propos de son œuvre reste rationnel, l’image du corps est menteuse, ou inexistante, fuyante, toujours à créer, sauf un détail, important, point de fixation dans ce mouvement : la voix, elle ne change pas sa voix.[5] La voix, objet a par excellence, hors corps, centre et troue une image qui ne cesse de se modifier.
Terminons par le nom : ORLAN : « Je suis ORLAN entre autre. Mon nom fait partie de l’invention de moi-même. Je suis aussi une homme et un femme »[6]. Au-delà du genre, ORLAN se présente comme un être libre !
Le discours rationnel élaboré à propos de son art se noue avec la jouissance débordante et illimitée de ses transformations corporelles. Entre narcissime et sublimation, elle s’est hissée sur l’escabeau.
[1] Orlan, L’art charnel, Flammarion, 2004, p. 185.
[2] « Initiation aux mystères d’Orlan », Conversation avec J.-A Miller, Le Nouvel Âne n°8, p. 8-12.
[3] Ibid.
[4] Conférence d’Orlan à Dublin à la Science Gallery, « The future of the body with perform ance artist. »
[5] Orlan, L’art charnel.
[6] Conférence d’Orlan à Dublin, op. cit.