Je n’oublierai pas que, dans le métro ce samedi matin 5 novembre à 8h, je me disais que cette fois je me rendais au Palais des Congrès, que cette fois ça aurait lieu, que cette fois tout ce travail, ces articles, ces rencontres, ces interviews, toutes ces lumières apportées, n’auront pas été vains.
Je n’oublierai pas que c’était il y a déjà un an.
Je n’oublierai pas une formule claquante du programme distribué : « Les psychanalystes sont les ophtalmologues du regard », et que je la ressortirai à mon médecin à mon prochain changement de lunettes pour lui expliquer la schize selon Lacan : « Docteur, vous étudiez comment on voit, moi, comment nous sommes regardés ».
Je n’oublierai pas le commentaire de Philippe de Georges du fameux rêve freudien On est prié de fermer les yeux où le regard y est la présence de l’Autre qui juge. S’agit-il de fermer les yeux sur la faute du fils endeuillé ou du père mort ? Si Freud fera la lumière sur la faute œdipienne à l’égard du père, il fera davantage paupière sur la faute du père pour le remettre sur son piédestal en père de la Horde.
A cet égard, je n’oublierai pas que Serge Toubiana, à propos de son ouvrage Les fantômes du souvenir a su dire d’une manière touchante (et touchée…) la façon dont son père, malgré sa précision oculaire, n’avait pas su voir que le fils marchait sur ses pas en réparant, comme lui, des objets qui ne marchaient plus. Père qui pourtant l’amena très (trop ?) jeune voir La Strada de Fellini pour une expérience devenue après-coup destinale : « Ils m’auraient emmené voir Bambi, ma vie aurait été toute autre ».
Gérard Wajcman, dont le dialogue avec lui esquissa une querelle passionnante entre anciens et modernes à propos de la visibilité absolue au XXIè siècle, en conclut : « Le cinéma est pour chacun une expérience des yeux fermés ».
Je n’oublierai pas que, dans bien des exposés cliniques, on retrouve toujours à la racine de la fixation d’un regard pétrifiant la vie du sujet, la frappe d’un mot – « nazi », « crétin », « juive », « comme ton père » – qui viendra matérialiser le point d’où le sujet sera vu. Jusqu’à la rencontre avec l’analyse.
Cette récurrence donne, à mon sens, une autre optique pour penser les conséquences de cette phrase de Lacan : « Le dit premier décrète, légifère, aphorise, est oracle, il confère à l’autre son obscure autorité »[1].
Il y a donc, au-delà de l’articulation freudienne à la fonction de la voix, une accointance à définir du surmoi avec le regard, comme l’a dit Marie-Hélène Brousse. Rappelons-nous que Lacan relevait les deux objets qui faisaient l’admiration de Kant : le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la voix de la loi au-dedans.
Je n’oublierai pas l’absence d’embarras de Sophie Calle pourtant aux prises avec la question du regard perdu[2], et qui me donna l’impression, comme pour Picasso, qu’elle ne cherche pas mais qu’elle trouve.
Je n’oublierai pas que les AE m’ont touché par la simplicité, l’évidence toujours plus poussée d’une parole qui fait de leurs témoignages un moment rare et qui montre la voie quant à cette difficulté particulière relevée par Lacan d’arracher le sujet (obsessionnel) à l’emprise du regard[3].
Je n’oublierai pas l’attroupement formé autour d’Eric Laurent et de Philippe Metz, commentant les mirages réels du schéma optique de Bouasse d’un poisson renversé, installé dans le grand hall.
Je n’oublierai pas que Laurent Dupont, Christiane Alberti et toute leur équipe ont fait de ces deux jours un enchantement pour les yeux et la pensée.
Je n’oublierai pas que deux jours après, Donald Trump triomphait à la télévision et que le monde venait encore de changer.
[1] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir » (1966), Écrits, Paris, Seuil, 196, p. 808.
[2] Lebovits-Quenehen A., « Sophie Calle, l’intensité », Lacan Quotidien n° 608.
[3] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome (1975-76), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 18.