Cela tient de l’impossible, de dire qui il fut. Même d’employer le passé. Alors quelques fragments.
Nous allions monter dans l’avion au retour de PIPOL et beaucoup de nos collègues lyonnais prenaient le même vol ; je lui ai dit en plaisantant « si cet avion s’écrase, c’est presque toute notre communauté analytique lyonnaise qui disparait d’un coup ! ». Il m’avait répondu avec un sourire malicieux : « Alors on fera autre chose ! » J’ai cru qu’il avait mal entendu. Comment pourrions-nous faire autre chose en étant morts ? Mais dans un second temps j’ai compris que c’était sa réponse, elle m’avait prise à contrepied. Celle du désir envers et contre tout. Il ne s’embarrassait pas de l’idée de la mort, de la perte. Alors on fera autre chose, c’était dire qu’il fallait miser sur le désir, pas sur la pensée. Jacques Borie, c’était un désir incarné.
Ce sont ces moments imprévus qui vont me manquer le plus, ces instants de surgissements ou de retournements inattendus. Il y avait toujours une part d’imprévisible avec lui. Ou bien son énonciation : le moment où il prend la parole et qu’il fait mouche. Ou alors sa présence vivante et joyeuse, légère, libre, qui ne s’embarrassait pas des convenances. Ou encore ses colères mémorables, son impétuosité, son impatience.
Il aimait rappeler la question de Lacan « quelle joie trouvons-nous dans ce qui fait notre travail ? » [1] Il nous l’a rappelée souvent. La joie est une boussole fiable. La dernière fois que je l’ai vu, il était joyeux. Joyeux d’avoir pu rassembler la section clinique en septembre dans un nouvel endroit qui permettait d’accueillir le grand nombre tout en respectant les mesures sanitaires. C’était la salle de spectacle du Vinatier, le lieu où Lacan avait fait sa conférence à Lyon en 1967. C’était le lieu où il l’avait rencontré, entendu la conférence. Il lui avait apporté son manteau à la fin de celle-ci, et Lacan lui avait dit « Qu’est-ce que c’est gentil ! » Quand il nous avait raconté l’anecdote, avec sa pudeur coutumière, nous avions compris que cette rencontre avait orienté sa vie. Je me souviens de sa joie ce jour-là, après la section clinique.
Parmi les formules de Lacan une autre lui plaisait beaucoup : « Faites comme moi, ne m’imitez pas ! » Ne pas s’imiter soi-même, c’est ne pas se prendre au sérieux, comme il savait si bien le faire, tout en faisant les choses très sérieusement.
Il aimait foncer. Pas seulement en voiture. Il était un spécialiste des réponses laconiques. À un long mail, il répondait « OK » ou « Oui » ! Signé « JB ». Quatre ou cinq lettres. Je n’ai pas souvenir d’un « non ».
[1] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 369.