Dans sa présentation de Lacan Redividus à la librairie Mollat [1], Jacques-Alain Miller revenait sur le projet de loi « qui aurait proscrit – et transformé en délit – la possibilité d’émettre une réserve concernant la transition » [2]. Il rappelait comment l’École de la Cause freudienne s’était mobilisée pour que soit préservée la possibilité, pour les « psys » de questionner un sujet sur son choix de transition. Comment ne pas entendre dans cette réserve portant sur l’interprétation ce glissement irrésistible de l’époque vers ce cogito américain que Freud considérait comme un danger pour la civilisation, et que Lacan dans son retour à Freud n’a cessé de combattre quand il brocardait le pragmatisme et le positivisme de l’Ego psychology et son « faux cogito » [3].
Les Séminaires et les écrits de Lacan sur les ressorts théoriques de la psychanalyse à l’américaine – son formalisme technique, son assise dans une conception logico-positiviste du langage, sa visée utilitariste répondant aux idéaux du marché – sont incontournables pour saisir les principes à l’œuvre dans cet exit du cogito freudien de notre civilisation.
À propos de l’américanisation de notre way of life, J.-A. Miller se demandait si à l’ère de l’écoute généralisée, sans interprétation, ne valant que sur l’idéologie de la parole qui fait du bien, la psychanalyse pouvait toucher encore [4].
Éric Laurent, dans son intervention de 2021 à « Question d’École » [5] approchait le thème des J52, où ce que « je dis » équivaudrait au vrai, entraînant ce naufrage du sujet dans des déclamations délirantes sur son moi. Il y rappelait ces mots adressés par Lacan au psychanalyste qui se tiendrait au lieu de la vérité sans avoir à en passer par le savoir : « Je lui dis tout de suite : on n’épouse pas la vérité ; avec elle, pas de contrat, et d’union libre encore moins. Elle ne supporte rien de tout ça. » [6] Et É. Laurent de souligner comment pour Lacan le savoir auquel doit se référer le psychanalyste, « c’est l’inconscient comme appareil de rencontre de la jouissance comme réel. […] Le refus du passage par le savoir du sinthome pour viser directement le vrai sur le vrai a un autre visage. C’est celui du sujet qui se refuse à toute dérive de l’inconscient, celui qui s’installe par la parole, en le sachant ou non, au lieu du faux sur le vrai. C’est le bouchon, le fake absolu » [7].
« Le vrai est à la dérive quand il s’agit de réel » [8], disait J.-A. Miller, fondant ses espoirs pour la psychanalyse sur cette « écharde dans la chair » [9], cet impossible à supporter de la jouissance, qui échappe au règne du dit. « Autrement dit, [nos positivistes] d’aujourd’hui peuvent toujours jouer à effacer l’inconscient, mais ils ne parviendront pas à effacer ce quelque chose qui ne va pas du côté de la jouissance. » [10]
En septembre 2021, paraissait La Troisième aux éditions Navarin, dans laquelle Lacan renouvelle son enseignement en introduisant « des concepts absents de la vulgate qui en trahissait l’orientation » [11]. Il ne s’agit alors plus pour Lacan de réhabiliter l’interprétation freudienne contre ceux qui la falsifiaient, comme il l’avait fait lors des deux précédents discours de Rome, mais de l’ouvrir aux questions que la subjectivité, au temps de l’inexistence de l’Autre, vient poser au psychanalyste. Une subjectivité déboussolée, que l’on voit aujourd’hui se précipiter dans un wokisme républicain, dans une soumission aveugle « à une vigilance universelle au nom du bien » [12]. Or, nous rappelait J.-A. Miller, « Lacan, lui, l’a dit publiquement – Je n’ai pas de bonnes intentions. On peut faire confiance à quelqu’un qui dit ça. » [13]
Valentine Dechambre
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[1] Miller J.-A., « Zoom sur Lacan Redivivus. Conversation à la librairie Mollat Paris-Bordeaux » La Cause du désir, n°111, juin 2022, p. 61-84. https://www.mollat.com/videos/jacques-alain-miller-et-christiane-alberti-ornicar-lacan-redivivus
[2] Ibid., p. 77.
[3] Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 56.
[4] Miller J.-A., « Zoom sur Lacan Redivivus… », op. cit., p. 83.
[5] Laurent É., « Parler, et dire le faux sur le vrai », Hebdo-Blog, n°227, posté le 31 janvier 2021.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 214, cité par Laurent É, ibid.
[7] Laurent É., « Parler, et dire le faux sur le vrai », op. cit.
[8] Miller J.-A., « L’esp d’un lapsus », Quarto, n°90, juin 2007, p. 15, cité par Laurent É., ibid.
[9] Cf. Miller J.-A., « Zoom sur Lacan Redivivus… », op. cit., p. 83-84.
[10] Ibid., p. 84.
[11] Miller J.-A., « Circonstances », in Lacan J., La Troisième, Paris, Navarin, 2021, p. 5-6.
[12] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien, 2 mai 2021 (I) », La Cause du désir, n°108, juillet 2021, p. 55.
[13] Ibid.