II – Violence
L’indifférence, voire la négation de l’autre, appelle, fait sa place à la violence qui n’est plus contenue par ce qui pouvait y être pris de civilisation. C’est ce que nous soutenons. Ajoutons que la « violence généralisée » n’est pas une conséquence du déchaînement du monde mais un état propre à tout sujet parlant. C’est un enseignement que la psychanalyse – depuis Freud, puis avec Lacan – a éclairé par la prévalence de la pulsion de mort et par la prégnance de « ce premier étranger » [1], ce rival à la destruction duquel il a fallu renoncer en faisant le premier pas vers la civilisation.
Freud relève, dans son Malaise dans la culture, que c’est la civilisation, – c’est-à-dire les organisations des pays, l’idée d’appartenance à une Nation, le respect des frontières et des différences entre les peuples, la culture – qui ferait obstacle à la généralisation de la violence [2]. Mais voilà, Freud comme Lacan, l’ont souligné : dans ce qui constitue le facteur unifiant des masses, l’amour y prend sa place mais il ne faut pas oublier l’autre versant, celui de la haine. Nous retrouvons là ce qui, dans le monde actuel, se déploie méthodiquement et patiemment : c’est comme si la haine savait attendre son heure pour étendre son ravage dans le monde civilisé.
Quelle légitimité à tuer ?
Qui décide, pour celui qui s’est trouvé dans les conditions dites légitimes de priver un autre de sa vie, de ce qu’il peut en vivre ? D’autant que dans cet autre tué, on a pu, par identification, y loger quelque partie de soi. Emmanuel Levinas évoquant la résistance des maquis [3], fait valoir combien dans l’isolement du temps de guerre il importe de maintenir une conscience, même fragile, à l’heure où l’on peut penser que « tout est permis » : il faut savoir résister à l’enchaînement de la violence. Le tragique de la situation ne se rend pas à l’exaltation des vertus viriles, fut-ce au nom de détruire un ennemi. La délégation de tuer ne trouve en aucun endroit, pour celui qui l’a acceptée, où se pacifier. Ce peut même venir déchirer ce qui faisait limite et pousser sans frein, à tuer encore et encore ; une fascination qui emporte tout. L’exaltation du sacrifice, de l’abnégation, enserrent dans une passivité qui pousse à l’agir en s’opposant au réveil de la conscience de celui qui, parce qu’il « accepte sa mort [peut] se dire libre. » [4]
Défoncer
Eugène Ionesco dans sa pièce, Rhinocéros, choisit cet animal – pas le mouton –, pour indiquer qu’il y a plus qu’un consentement dans la transformation d’une société qui fonce, tête baissée, la corne en avant, vers ses modes de jouir, indifférente aux ravages produits. Bérenger, l’hésitant, explique à « Jean, le dogmatique, que nous avons, contrairement à ces individus modernes, une philosophie, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l’ont bâti !…
Jean – Démolissons tout cela, on s’en portera mieux […]
Bérenger – Je veux dire l’être humain, l’humanisme…
Jean – L’humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule.
Bérenger – Enfin, tout de même, l’esprit…
Jean – Des clichés ! Vous me racontez des bêtises. » [5]
Alors rien ne fait limite à cette volonté décidée à faire sa place, pour sa propre jouissance, au prix de la destruction de l’autre. Pour le moins, comme le profère Jean, ce sera « Je te piétinerai, je te piétinerai. » [6]
Guy Briole
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 67.
[2] Cf. Freud S., Le Malaise dans la culture, Paris, PUF Quadrige, 1995, p. 32 & 38.
[3] Levinas E., Noms propres, Paris, Fata Morgana, 1976, p. 144.
[4] Levinas E., Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1976, p. 229.
[5] Ionesco E., Rhinocéros, Paris, Folio Théâtre, 1959, p. 190-191.
[6] Ibid., p. 194.