I – Indifférence
« À qui appartient le monde ? […] plus qu’à d’autres moments de l’histoire, à tous ceux qui veulent s’y tailler une place. » [1] Ce n’est plus seulement, comme l’avait noté Lacan, la difficulté des hommes à vivre dans un même espace qui est au cœur du Malaise qu’ils peuvent vivre au XXIe siècle, mais le fait qu’un autre peut vouloir s’approprier votre espace, celui d’un pays, d’un peuple. Il ne s’agit plus de s’adapter aux nécessités du collectif, mais de résister à un pur arbitraire que l’un décide. Le plus souvent, cela se passe dans la plus grande indifférence où les protestations, parfois viriles – d’un groupe, d’un état, d’une instance internationale, etc. – s’avèrent vaines à ne pas être motivées par une éthique qui soutiendrait encore quelque chose d’une civilisation. Le « provisoire est fragile » [2], cette froide constatation de Lacan nous avertit de ce que l’on doit rester éveillés et attentifs à ce qui se trame en permanence dans le monde. La moindre différence peut être l’étincelle qui expose à l’imprévisible, à des imprévus en cascade qui peuvent marquer l’Histoire des hommes du tragique.
L’indifférence, elle, marque que dans son rapport à l’autre ce dernier est hors champ. Il est même revendiqué une liberté d’indifférence, démarquée du libre arbitre. Une liberté de contingence qui suppose de choisir de ne pas être concerné par l’autre, par aucune de ses nécessités. Alors rien ne s’oppose à passer son chemin avec l’obtuse indifférence de celui qui ne voit pas « un enfant mourant de faim » [3] qui lui tend la main. Qui ne voit pas non plus l’Ukraine, le Haut-Karabagh, l’Iran, les pays d’Afrique où, tout naturellement, les démocraties tombent sous la « légitimité » des putschistes. Et aussi, les migrants, les voisins, les proches, etc. Plus la focale se resserre sur ce qui nous environne, plus l’indifférence s’accentue – n’être en rien concernés – et plus la violence s’exprime sans limite. Le détachement éloigne de cette part de l’autre que chacun a à sa charge [4]. La négation de l’autre appelle à la violence qui n’est plus contenue par ce qui pouvait y être pris de civilisation. L’altérité, ce face-à-face, est l’éveil à l’autre homme, à sa proximité. Elle inclut la non-in-différence qui fait chacun comptable de ce que cet autre devient, de cette « mort invisible à laquelle fait face le visage d’autrui » [5] et qui est aussi « mon affaire » [6]. Cette mise en cause fait de celui qui se laisserait gagner par l’indifférence, le complice de la mort de cet autre, à le laisser mourir seul.
À l’opposé de cette dévastation du rapport à l’autre, qui peut trouver son acmé dans la guerre, le camp, la famille aussi bien, on rencontre chez Vassili Grossman l’idée d’une bonté prise comme une attitude sublimée, un geste simple d’une humanité sans arrière-pensée idéologique, politique, religieuse ; une « bonté sans témoin » [7].
De ce que nous faisons, comme « de notre position de sujet, nous sommes toujours responsables » [8].
Guy Briole
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[1] Maalouf A., Les Identités meurtrières, Paris, Grasset / Le livre de poche, 1998 / 2001, p. 145.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 119.
[3] Grossman V., Vie et destin, Paris, Le livre de poche, 2005, p. 118.
[4] Cf. Levinas E., Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset / Le livre de poche, 1991 / 1993, p. 190.
[5] Ibid., p. 192
[6] Ibid.
[7] Grossman V., Vie et destin, op. cit., p. 393.
[8] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 858.