Si la tâche de l’adolescence consiste à se séparer de l’autorité des parents et d’interroger les idéaux et les valeurs, le sujet cherche ainsi à s’en défaire pour cerner le réel en jeu auquel il est confronté et trouver la singularité de son désir.
Lors de notre première rencontre, Lyse, 14 ans, est accompagnée de son père. Dès qu’elle s’asseoit, elle fond en larmes : « Je viens pour mes tics, ça dérange mon père. Il n’arrête pas de me regarder, il ne me laisse pas tranquille et me dit souvent que je suis ridicule. Il dit que tout le monde me regarde et qu’il en a honte. ». Ainsi, lorsque le regard du père insiste, Lyse rougit aussi de honte.
Ce qui fait la honte d’un sujet est d’abord la rencontre d’un regard, regard aiguisé qui le heurte et le pointe. Le regard du père surgit, la perce au point le plus intime de son être et l’affecte dans son droit d’exister, semble-t-il. Comment répliquer à un regard sans voix. Être livrée « entièrement à l’œil et au regard de l’Autre. »[1] Ainsi, le sujet se sent observé par un Autre qu’il ne voit pas, d’où son embarras.
Au fil des entretiens, Lyse dit de ce qui lui est insupportable : « Il fait ses crises depuis le jour où j’ai arrêté de lui faire des câlins. » Cette adolescente en viendra à parler de sa vie amoureuse naissante avec un copain du lycée. Elle viendra alors à ses séances, accompagnée de son copain. « J’apprécie de ne pas toujours avoir mon père sur le dos. Il me surveille. »
Lyse sait que ses « tics » font symptôme pour sa famille, considérant qu’on s’inquiète à tort puisqu’elle arrive à ce que ses « contorsions » soient inexistantes. Ce qui angoisse cette jeune fille est le regard de ce père sur qui résonne comme un Che vuoi[2]. Lyse ne tente-t-elle pas de se séparer du désir de l’Autre ?
« Depuis que j’ai mes règles, je ne supporte plus que papa m’appelle ma chérie devant tout le monde, surtout devant mon copain ». Elle demande qu’il arrête de la regarder mais ses « tics » n’appellent-ils pas le regard du père en même temps qu’ils constituent un mode de défense ?
Créatrice de mode, Lyse évoque un jour une scène : elle défile pour présenter sa collection. Le show se déroule « naturellement » jusqu’au moment où elle croise le regard du père dans les coulisses alors qu’elle le pensait absent de la manifestation. Elle éprouve une grande agitation et ses « tics » reprennent. Ainsi, être regardée convoque un « être vue » et le sujet disparait à lui-même, de son propre regard car appendu à celui de l’Autre : « Saisissons bien ce clivage : l’œil est fait pour permettre au corps de s’orienter dans le monde, il est fait pour voir, alors que, dans le phénomène cerné par Freud [la cécité hystérique], l’œil sert la Schaulust, le plaisir de voir. Ce plaisir déborde la finalité vitale et même l’annule, c’est-à-dire que cette Schaulust se réalise comme cécité.»[3]
Elle se plaindra alors de son père en ses termes : « Il pousse l’audace de rentrer dans ma chambre, sans frapper, de s’asseoir sur mon lit et de me fixer du regard ». Je l’interroge sur ce qu’elle fait à ce moment-là, elle sourit, affichant une certaine jouissance : « Je fais exprès. Je bouge encore plus ! Alors, il s’en va en m’insultant. »
La cure avec ce sujet s’est arrêtée au moment où je me suis interposée quant à un voyage auquel Lyse devait faire avec ses parents. Alors que Lyse ne voulait pas y aller, se retrouvait ainsi entre son père et sa mère. Le père a consenti. Lyse a évoqué la possibilité d’arrêter les séances tout en précisant qu’elle pense pouvoir se « débrouiller seule » désormais. Faire écran au père me semble-t-il, a permis une réduction de la jouissance de Lyse et le traitement de ce qui fait symptôme pour elle.
[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 227.
[2] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Ecrits, Seuil, 1966, p. 815.
[3] Miller J.-A., « La vie et la vérité », (1999), Préliminaire, n° 11, 1999, p.170.