En 2023, le malaise dans la civilisation dévoile l’impasse d’une société dominée par un discrédit de la parole lié à la révolution technologique. La jouissance pulsionnelle de l’Un domine et l’emporte sur la transmission. L’objet plus-de-jouir qui s’articulait à la grammaire pulsionnelle d’un dictionnaire du Look pour se vêtir d’un voile, voire d’un lexique adressé, se dénude. L’insupportable se fait en-corps plus féroce et se loge dans l’instant immédiat de l’adolescent augmenté d’un objet-portable qui, toujours désuet, peut très vite se réduire comme lui à un déchet. Plus connecté à internet et à l’i-médiatisation du post de sa vidéo qu’à son inconscient, pressé par l’absence de refoulement, il parle la langue 2.0, en s’y virtualisant.
Jacques-Alain Miller le précise : « L’innovation à la place de la tradition. Plutôt que la hiérarchie, le réseau. » [1] Le socle symbolique commun, fondement même de notre existence collective, est fragilisé par un mésusage des réseaux [2]. Le nouage nocif de la pulsion de mort et du discours capitaliste mène à la création de groupes spontanés, les i-meutes de 2023. C’est la prégnance du consumérisme dans un monde gavé d’images où l’imaginaire est appauvri. Il ne s’agit plus de paraître à la télévision, mais de boire jusqu’à l’i-vresse des images venues des réseaux.
Un réel hors-sens agite des sujets de plus en plus jeunes, actualisant ce qui, du vivant, vient en plein désarroi se brûler sur le mur du langage, lorsque celui-ci se pulvérise dans des situations en impasse à s’auto-riser à rouler sans père-mis. Si aucun crédit n’est accordé à la langue de l’Autre, elle n’a plus le pouvoir de réfréner la jouissance. Ainsi, des jeunes se sont autorisés à dire oui à l’i-vresse de leur pulsion de mort, en pillant ce qu’ils pensaient être à eux, eux-mêmes réduits à ces objets consommés et jetables. C’est l’éruption d’un événement inédit, l’i-vresse hors-sens de l’i-meute structurée en meutes organisées en réseaux algo-rythmiques avec l’appui d’internet. C’est la vie immédiate organisée autour de l’objet plus-de-jouir voire du corps lui-même comme « mon seul bien propre dont je fais ce que je veux ». Ce ne sont plus des jeunes de banlieue. Les réseaux n’ont que peu de frontières géographiques. L’i-meute surgit aussi bien aux États-Unis quand un Youtubeur connu propose de distribuer des cadeaux.
Ne s’agit-il pas de l’expression d’une jeunesse sans avenir face aux impasses actuelles du malaise dans la civilisation, témoignant de « la trace, la cicatrice de l’évaporation du père » que Lacan voulait « mettre sous la rubrique et le titre général de la ségrégation » [3] ? Quand le Président de la République martèle, le 16 juillet 2023, « de l’ordre, de l’ordre, de l’ordre », s’agit-il d’une autorité autoritaire ou d’un appel à une fonction susceptible de réfréner la volonté de jouir et qui dit non au désordre, comme tentative d’introduire l’ordre symbolique ? Encore faudrait-il que les jeunes puissent croire que le monde d’aujourd’hui leur offre une place, ce qui relève de la signification de l’amour. Un monde qui ait dit oui à leur existence, porteuse toujours d’un élément de nouveauté, bien avant de ne leur dire que non [4].
Dans « Un nouvel amour pour le père », Éric Laurent écrit que « la vertu principale d’un père est de ne pas s’identifier avec la fonction. […] Si un père s’identifie avec la fonction, il peut croire qu’il est Dieu. Le résultat peut aller de la tyrannie domestique du président Schreber à la mise au point d’un système d’éducation idéal. » [5] Ainsi, l’Éducation nationale choisit-elle d’enseigner l’empathie... Il précise qu’il est « aussi possible, du point de vue de la perversion, de vouloir faire objection à l’universel de la fonction, à celui de l’ordre républicain magnifique – fondé sur la grandeur de la raison – et à celui de la justice distributive qui pourrait garantir l’égalité de la jouissance pour chacun. Sade l’a formulé dans son exhortation : “Français, encore un effort si vous voulez être républicains !” » [6]. Il nous revient alors de parier sur la conversation, soit la mise en ordre de la langue articulée à l’Autre selon, non plus le père mais la paire signifiante S1-S2, où se situe la seule autorité qui vaille, celle de la langue, afin que chacun puisse bien-dire sa place dans la cité du monde pour tisser l’invention d’un lien sinthomatique.
Philippe Lacadée
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[1] Miller J.-A., « 4ème de couverture », in Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, Paris, La Martinière / Le Champ freudien, 2013.
[2] Cf. Bergeaud-Blackler F., Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête, Paris, Odile Jacob, 2023.
[3] Lacan J., « Intervention sur l’exposé de M. de Certeau, “Ce que Freud fait de l’histoire. Note à propos de : “Une névrose démoniaque au XVIIe siècle” ”, Congrès de Strasbourg, 12 octobre 1968 », in Lettres de l’École freudienne, 1969, n° 7, p. 84. Également Lacan J., « 1968. Note sur le père », La Cause du désir n° 89, mars 2015, p. 8. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2015-1-page-8.htm
[4] Cf. Arendt H., « La crise de l’éducation », in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, Folio, 1972, p. 252 : « C’est avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, […] ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf ».
[5] Cf. Laurent É., « Un nouvel amour pour le père », La Cause freudienne, n° 64, octobre 2006, p. 84, consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2006-3-page-77.htm
[6] Ibid.