I. Être aliéné totalement à soi-même
À l’automne 2005, dans les banlieues françaises, une jeunesse brûle, dans des violences urbaines anarchiques et désespérées, ce qui devrait être son printemps. Feu la jeunesse ! La télévision devient le point d’où elle se regarde en donnant à voir et à entendre ce qu’on est en train de faire d’elle. L’Autre se réduit à ce point aveugle incarné par le regard porté sur elle et le lexique d’un maître aveugle. Ceux nommés « jeunes de banlieue », de quelle altérité insaisissable sont-ils porteurs ?
La force toujours en mouvement, propre à l’adolescence, incarne le feu de la jouissance. Il ne s’agit pas de « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? », qui aurait alors valeur d’acting out demandant accusé de réception, mais d’un impossible appel au père se réalisant en passage à l’acte et en auto-destruction. La fièvre de l’émeute annonce la brûlure de l’i-meute de 2023 quand à l’anonyme « Regardez-les jouir » répondra, au-delà de la honte, un « Regardez-nous jouir ».
Soumise à de multiples forces antagonistes, familiales et scolaires, religieuses et communautaires, la génération de 2005 avance sans perspective dans un monde opaque, reflet du réel de la jouissance indicible qui porte l’adolescent au désespoir, bouleverse son corps et ses pensées, le rend honteux, d’autant qu’il ne peut traduire en mots ce qui lui arrive. Mais cette honte ne suffit plus à réfréner.
Fils du capitalisme anhistorique ou d’une histoire réduite à la sensation immédiate et synchronique d’un présent trop étroit, privés de la dette qui s’inscrit dans l’Autre par la symbolisation des actes du passé, certains n’ont plus recours au père comme l’élève Törless [1] qui, dans son désarroi, pariait sur le sien et lui écrivait.
Selon Lacan, « c’est la dette elle-même où nous avions notre place qui peut nous être ravie, et c’est là que nous pouvons nous sentir à nous-mêmes totalement aliénés. Sans doute, l’Atè antique nous rendait-elle coupables de cette dette, mais à y renoncer […] nous sommes chargés d’un malheur plus grand encore, de ce que ce destin ne soit plus rien » [2].
Ce constat, porté à son paroxysme en 2005, l’est de façon en-corps plus radicale en 2023 : « la culpabilité qui nous reste […] est justement à payer pour ceci que le Dieu du destin est mort » [3].
Si la disgrâce se signifiait jadis par une dette à payer, aujourd’hui seul reste au sujet son sacrifice à un dieu obscur [4], comme volonté de jouir, manifestation de la pulsion de mort.
En marge de l’Autre, dans un rapport précaire à la langue, des adolescents restent en prise directe sur le réel. Aussi, paraît-il important d’inventer des lieux de conversation où ils puissent tresser autrement les hasards de leur vie.
En 2000, un jeune rappeur de banlieue a participé à une conversation du laboratoire Langage et civilisation créée dans son quartier [5]. Il a dit une version de l’impuissance du père aux conséquences insupportables pour ses enfants. Donnant lui-même ce petit coup de pouce à sa langue [6] en l’articulant à l’Autre, il a pu nommer une partie du nom de son symptôme et adresser une demande d’analyse. Il a fait valoir comment il s’était soumis à être un jeune de banlieue, comment il en jouissait jusqu’à s’en faire le serf [7].
« Certains n’ont jamais vu leur père travailler, ça fait quinze ans qu’il est au chômage. T’as la honte. En plus, le père se dit : “je ne ramène pas le pain à la maison, je ne suis pas un homme”. Le mec, il est là, il pue la défaite. Tu crois que le gamin il ne le sait pas ça ? Le gamin, il est humilié par personne interposée. »
À partir de cette humiliation qui fait symptôme, le psychanalyste s’offre à lui comme point d’appui afin qu’il puisse trouver « la seule façon d’attraper quelque chose avec le langage » [8] de son être logé dans un nouage d’humiliation et de manque de respect.
En raison de sa propre impuissance à s’inscrire dans le symbolique, un père humilié n’introduit pas son fils à une dette symbolique. Dès lors, si celui-ci ne doit plus rien à l’Autre, le sentiment d’avoir tous les droits, notamment l’exigence de jouir comme il le veut, peut le conduire vers une position de hors-la-Loi.
Philippe Lacadée
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[1] Musil R., Les Désarrois de l’élève Törless, Paris, Seuil, 1995.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, rééd. 2001, p. 358-359.
[3] Ibid., p. 359.
[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 247.
[5] Laboratoire du CIEN « Langage et civilisation », conversation organisée avec deux bandes rivales de deux quartiers de Bordeaux suite à l’assassinat d’une jeune de douze coups de couteaux devant la boutique Hermès, à cause d’un trafic de drogue et de dette non payée.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 133.
[7] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 102.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 11. Également, ibid. : « c’est la seule façon de dire quelque chose avec l’aide du langage ».