Si le père, en nouant la loi au désir, montre qu’il sait se débrouiller de sa jouissance dans sa vie privée – faisant d’une femme la cause de son désir – ou dans sa vie publique, il humanise le désir dans une manière de vivre et de parler susceptible de soutenir une identification qui donne droit au respect et à l’amour.
Quand le père est humilié, certains, prenant appui de cette humiliation comme seul re-père, peuvent parfois demander le respect là où eux-mêmes se montrent irrespectueux, seule voie/x ouverte pourtant pour qu’on les distingue. La chute des idéaux, souvent portée par l’Autre, précipite certains dans un désarroi tel qu’ils peuvent vouloir sortir très tôt de la scène familiale pour rejoindre des pairs organisés en bandes qui, dès lors, pour eux font autorité.
À la parole équivoque d’Un qui aurait fonction d’une autorité authentique, chargée de l’ambiguïté de la langue, s’est substitué le lexique univoque d’un discours politique autoritaire. En 2005, la déclaration du ministre de l’Intérieur face aux émeutes – « ce ne sont pas des jeunes, ce sont des racailles et des voyous » – annonçait le programme d’un lexique explicite, lourd de l’illusion d’une sécurité linguistique.
Adossés à leur propre histoire, ces jeunes, en majorité issus de l’immigration, porteurs d’une histoire singulière, d’une langue et d’une culture, se débrouillaient comme ils pouvaient pour se construire une identité. Prédiquer sur eux, en leur donnant un nom qui les désigne, permit à la société de prendre conscience de leur existence et de leur différence, mais cette pointe de mépris paternaliste leur fit aussi prendre conscience de l’image que l’Autre se faisait d’eux.
Modifier ainsi la langue conduit la société à penser qu’il deviendrait nécessaire de se débarrasser de ceux qui, n’étant pas des jeunes, posent des problèmes [1]. Lacan avait précisé que le problème de toute société humaine était « l’évacuation de la merde » [2]. Traités par le lexique explicite du discours du maître aveugle en purs objets déshumanisés, réduits à un destin de rien, taches à nettoyer puis déchets à évacuer, impliquant la logique de faire disparaître, le lieu et la condition mêmes d’où ils sont censés parler leur sont ôtés.
Au temps où l’exigence du plus-de-jouir l’emporte sur l’idéal et met en question, en l’ironisant, le savoir de l’Autre, Lacan ne se déses-père pas, car pour lui cela amène le sujet vers « la subversion créatrice » [3]. Il promeut la voie nouvelle du sinthome qui témoigne de la position de jouissance du sujet dans lalangue, adoptée par certains adolescents, pour attaquer de façon ironique la racine même du langage et du lien social, que j’ai nommée modernité ironique de l’adolescent [4]. Vers 1980, de l’invention d’un nouage inédit du réel, du symbolique et de l’imaginaire, surgit le goût pour le mouvement, la rapidité de la langue du rap et celui du corps via le Hip-Hop. L’usage de la langue et du signifiant ne s’ordonne plus dans le régime de la voix du père, celle de l’articulation S1-S2, mais dans le règne de la voie de l’objet a dans sa version de plus-de-jouir.
Des jeunes, en se faisant voir et entendre à travers leur style de vie, ont fait et font encore valoir l’invention implicite de leur propre lexique. Le Dictionnaire du look et le Lexik des cités s’illustrent comme réponse au lexique du discours du maître. Ils inventent des solutions réparatrices et vitales, parfois en impasse, à partir de ce que nous nommerons les Noms-du-pire.
Qu’en est-il du pouvoir de la parole et du lien social quand « il n’y a plus de honte », comme le dit Lacan [5], quand la civilisation tend à la dissoudre et à la faire disparaître ? Ce sera le paradoxe révélé par l’i-meute, la civilisation comme formation humaine a partie liée avec l’instauration de la honte comme affect primaire du rapport à l’Autre, un rapport à la jouissance qui touche « au joint le plus intime du sentiment de la vie chez [un] sujet » [6]. Or l’i-meute certifiera l’époque d’une éclipse du regard de l’Autre comme instance susceptible à pouvoir faire honte. La brûlure contaminant la fièvre médiatique en devenant « Regardez-les jouir pour en jouir vous-même » révélera que la honte, si elle existe encore, est masquée chez des sujets hypnotisés par la virtualité de leurs écrans.
Philippe Lacadée
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[1] Cf. Klemperer V., LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Pocket, 2003.
[2] Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 83.
[3] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction en psychologie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 59.
[4] Cf. Lacadée Ph., « La modernité ironique et la Cité de Dieu », La Cause freudienne, n° 64, octobre 2006, p. 37-46, consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2006-3-page-37.htm Cf. également Philippe Lacadée L’éveil et l’exil, Éditions Cécile Defaut, Nantes, 2007, p. 79 et note 212, où est citée la référence à ce que Jacques-Alain Miller avait nommé « la modernité ironique », en référence à son mathème a > I écrit dans son cours : Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, n° 60, juin 2005, p. 163, consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2005-2-page-151.htm
[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 211.
[6] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 558.