L’émergence du paradigme cybernétique dans les années cinquante réanime la question humaine sur les façons dont la matière peut prendre vie. À la même époque, dans son Séminaire, Lacan renverse la table : la question intéressante pour la psychanalyse n’est pas de savoir jusqu’à quel point une machine peut sembler humaine, mais de souligner la pente de l’humain à se faire machine. Il affirme ainsi : « La machine, c’est uniquement la succession des petits 0 et des petits 1, aussi bien la question de savoir si elle est humaine ou pas est évidemment toute tranchée – elle ne l’est pas. Seulement, il s’agit aussi de savoir si l’humain, dans le sens où vous l’entendez, est si humain que ça.1 »
Au lendemain des exactions de la Seconde Guerre mondiale, Lacan documente l’automatisme de répétition freudien par la structure de la chaîne signifiante à partir de La Lettre volée de Edgar Allan Poe2. Les nouvelles intelligences artificielles (IA)3 dites « génératives » continuent de démontrer la pertinence logique du raisonnement. L’alchimie du symbolique qui tourne tout seul se soutient en effet du résidu, la « tête morte », caput mortuum de la réaction. Ce résidu, noté a par Lacan, est incarné aujourd’hui directement par l’utilisateur. À mesure que les algorithmes des IA se développent, l’être humain est davantage engagé comme corps dans leur fonctionnement. Plus les chatbot [ robots conversationnels ] incarnent un langage hors corps, plus le corps de l’utilisateur est à la tâche d’interagir avec eux.
Dans cette copulation organisée du « système-esclave », la question se pose de savoir qui est le système et qui fait l’esclave. Les « tâcherons du clic4 » payés à la micro-tâche d’assister les algorithmes nous en fournissent une réponse. Car le maître n’est maître qu’à engager sa vie dans le discours. Cela ne rend pas plus vivante la machine : Êtres humains, encore un effort pour devenir artificiel.
Ce désir est aujourd’hui plus qu’ardent : par exemple, Ray Kurzweil veut nous uploader dans le cloud5 ; Elon Musk nous propose son pace-maker cérébral pour faire disparaître souris et clavier6 ; Anthony Lewandowski fonde une Église qui attend l’arrivée messianique de l’IA suprême7. Ce désir mérite interprétation. Si la machine se trouve en passe d’advenir à l’humanité, c’est parce que l’humanité se sera fondue elle-même dans la machine. L’homme-machine rend caduque l’opposition signifiante qu’elle holophrase. La thèse lacanienne défendue dans les années cinquante de « l’humain pas si humain que ça » n’aura mis qu’un demi-siècle à connaître sa démonstration expérimentale.
Mais, comme nous l’apprend Paul Claudel, « le pire n’est pas toujours sûr8 ». Lacan fraie dans la même veine quand il annonce, à un journaliste italien qui lui reproche son pessimisme à propos du discours de la science, que « tout rentrera dans l’ordre9 ». Cinquante ans après, le désordre produit par la science en appelle à de nouveaux ordres de fer. Parions qu’un espace de poésie demeurera dans cette fusion annoncée du corps et du langage sous les auspices remaniés par la science des machines. Lacan avait en effet fait de la psychanalyse un « poumon artificiel10 » de la science ; reste à savoir si LOM-machine s’en dotera.
En tous les cas, ce « poumon artificiel » nous indique qu’il demeure des artefacts qui font place au désir : c’est une question de discours. Évoquons ici le rêve et l’amour. Le rêve réveillera peut-être l’homme du désir endormi par la machine de son fantasme. Rappelons la découverte freudienne : si le cerveau est une machine, alors « c’est une machine à rêver11 ». Quant à l’amour, Lacan en faisait « le signe […] qu’on change de discours12 ». Par « la grâce du transfert », un autre discours sur l’homme-machine est possible : celui qui donne chance à l’homme de connaître la machine qui le gouverne à son insu.
Quentin Dumoulin
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 367.
[2] Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
[3] Notons qu’intelligence en anglais désigne aussi le renseignement. Artificial Intelligence pourrait alors se traduire aussi par « renseignement automatisé ».
[4] Casilli A. A., En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019.
[5] Marchand S., « Ray Kurzweil, le prophète de la Vallée », L’Opinion, 18 juillet 2014, disponible sur internet : https://www.lopinion.fr/economie/5-5-ray-kurzweil-le-prophete-de-la-vallee.
[6] Le Monde/AFP, « Elon Musk annonce que sa start-up Neuralink a posé son premier implant cérébral sur un patient », 30 janvier 2024, disponible sur internet : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2024/01/30/elon-musk-annonce-que-sa-start-up-neuralink-a-pose-son-premier-implant-cerebral-sur-un patient_6213876_4408996.html
[7] Qu’il a finalement fermé dans des circonstances assez obscures motivant une donation caritative. Cf. Korosec K., « Anthony Levandowski closes his Church of AI », TechCrunch, 18 février 2021, disponible sur internet, https://techcrunch.com/2021/02/18/anthony-levandowski-closes-his-church-of-ai/.
[8] Claudel P., Le Soulier de satin ou Le pire n’est pas toujours sûr, Paris, Gallimard, 1988.
[9 Lacan J., « Entretien au magazine Panorama », La Cause du désir, n°88, octobre 2014, p. 171.
[10] Lacan J., « Le jouir de l’être parlant s’articule », La Cause du désir, n°101, mars 2019, p. 13.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre II, op. cit., p. 96.
[12] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 20.