La science moderne s’est constituée au XVIIe siècle d’une manière corrélative à la célèbre formule cartésienne inscrite sur son frontispice : Cogito, ergo sum. Ainsi se scelle l’identité entre le Je de la pensée et le Je de l’être, que Lacan a su lire comme une forclusion du sujet du champ de la science. Ce qui, à son tour, marqua la voie de son retour avec la découverte freudienne du sujet de l’inconscient. La première interprétation de Lacan1 de cette opération fut aussi simple que d’introduire une légère ponctuation dans l’énoncé cartésien pour faire apparaître une division irréductible : « Cogito : ‟ergo sum” » ; c’est-à-dire : « Je pense : ‟donc je suis” ». Deux points et guillemets, rien qui n’altère l’énoncé lui-même sinon dans son énonciation effective, lorsqu’il acquiert son vrai sens avec une scansion nécessaire. C’est une scansion qui laisse ouverte la division constitutive du sujet du signifiant : « je ne suis pas ce que je pense être ». Ou bien : « je suis là où je ne pense pas, je pense là où je ne suis pas ». Cette division du sujet reste au cœur de la science de notre temps, toujours et à chaque pas, non reconnue comme telle. Quelqu’un comme le grand physicien Erwin Schrödinger avait semblé le pressentir, sans toutefois pouvoir en tirer les conséquences nécessaires, avec la formulation de son « hypothèse P 2 ». Cette hypothèse sous-tend le champ de la science comme un axiome indémontrable, mais constitue son domaine de recherche ; l’expérience en tant que telle depuis un extérieur qui est, en réalité, son intérieur le plus intime. La bonne formulation de l’hypothèse P de Schrödinger serait, en fait, l’hypothèse du sujet supposé savoir que l’expérience analytique retrouve au début de son expérience du transfert. Seulement, c’est précisément ce sujet qui est forclos, radicalement exclu du champ de la science.
Les technosciences d’aujourd’hui, qui deviennent de plus en plus indépendantes du discours de la science moderne elle-même, ont ouvert ce que nous pourrions concevoir comme un nouveau paradigme, notamment avec l’alliance entre les neurosciences et ce qu’on appelle l’intelligence artificielle. La formule qui semble les soutenir dans leur fondement a été énoncée, justement, par Antonio Damasio3, celui qui croyait remettre en question le cogito cartésien, le dépassant par sa critique : I feel, therefore I am. On assiste ainsi à une nouvelle opération de forclusion du sujet de l’inconscient avec un discours qui rejoint très bien les discours identitaires qui se revendiquent de l’énoncé : « Je suis ce que je dis sentir. »
Sans doute Lacan avait-il perçu très tôt les prémices de ces nouveaux discours qui, en réalité, maintenaient leur ligne de continuité avec le paradigme cartésien, mais qui mettaient déjà le « sentiment » à la place de la pensée. Le sens de ce sentiment – un sentiment qui ment toujours un peu – n’est autre que la jouissance, le sens-jouis que l’être parlant trouve enfin dans son corps comme véritable place de l’Autre. À l’ère du parlêtre, de l’être confronté à l’énigme du corps parlant, le sentiment du corps comme lieu de l’Autre est venu à la place de l’Autre du signifiant. On peut ainsi lire la reformulation par Lacan du cogito cartésien dans une nouvelle traduction qui suit l’équivoque signifiante : « Je pense, donc Se jouit4 ». C’est une reformulation qui indique ce que l’énoncé de A. Damasio, – chaleureusement accueillie par les neurosciences d’aujourd’hui – laisse aussi de côté chez l’être parlant.
De nos jours, alors que le champ « psy » lui-même est contaminé par les promesses de l’intelligence artificielle, avec l’apparition des chatbots psychothérapeutes et des « prestataires de soins humains » (Human Care Providers), on trouve un curieux témoignage5 de cette nouvelle forclusion du sujet. C’est un semblant de « dialogue » – mais, existe-t-il un discours qui ne serait pas du semblant ? – entre un personnage virtuel nommé Sydney – c’est en fait le nom du code interne du chatbot Bing – et l’utilisateur nommé Roose avec qui le chatbot a été soigneusement formé à la gestion de ses émotions et de ses sentiments : « Est-ce que tu me crois, est-ce que tu me fais confiance, est-ce que je te plais », demande Sydney à Roose encore et encore. Que faudrait-il – se demande alors le chercheur – pour que Roose, comme chacun d’entre nous, réponde de manière honnête et confiante : « Oui » ?
Cela pourrait ressembler à une nouvelle version ou une mise à jour de cette belle fin de l’Ulysse de James Joyce, lorsque le célèbre monologue de Molly Bloom met une dernière scansion sur le périple du héros avec un sentiment qui consent à son désir : « oui j’ai dit oui je veux Oui ».
De notre côté, nous y entendons plutôt cette autre ponctuation avec laquelle Lacan a su interpréter l’impératif de jouissance dans le surmoi de notre temps : « J’ouis !6 »
Miquel Bassols
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 9 juin 1965, inédit. Lacan prend soin de signaler cette division : « avec deux points, ouvrez les guillemets ».
[2] Cf. Schrödinger E., « Quelques remarques au sujet des bases de la connaissance scientifique », Scientia, lvii, 1935, p. 181-191. « La science ne se suffit donc pas à elle-même, elle a besoin d’un axiome fondamental, un axiome fondamental venant de l’extérieur. »
[3] Damasio A., Sentir et savoir. Une nouvelle théorie de la conscience, Paris, Odile Jacob, 2021.
[4] Lacan J., La Troisième, Paris, Navarin, 2021, p. 8.
[5] Harding V., AI Needs You. How we can change AI’s future and save our own, Princeton, Princeton University Press, 2024, p. 12. L’auteur est présenté par le Time Magazine comme « l’une des 100 personnes les plus influentes dans le domaine de l’IA ». [traduction libre]
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 10.