« Les dispositions qui, chez le mari, assurent régulièrement une sorte d’harmonie à ce couple ne font que rendre manifestes les harmonies plus obscures qui font de la carrière du mariage le lieu élu de la culture des névroses, après avoir guidé l’un des conjoints ou les deux dans un choix divinatoire de son complémentaire, les avertissements de l’inconscient chez un sujet répondant sans relais aux signes par où se trahit l’inconscient de l’autre. » [1]
Alexandre Stevens : La phrase de Lacan qu’il nous a été proposé de prendre pour départ de notre brève intervention [2] est extraite de son texte de 1938 « Les complexes familiaux », précisément de l’endroit où Lacan développe le cas du sujet qui « s’identifie à sa mère et identifie l’objet d’amour à sa propre image » [3]. C’est-à-dire le sujet qui adore son corps dans un corps qu’il croit autre.
Lacan parle ici du cas de l’homosexuel qui aime son corps dans un autre même corps. Mais remarquons que cela concerne finalement tout sujet puisque plus tard, dans le séminaire Le sinthome, Lacan formulera, pour tous : « Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. » [4]
Dans ce texte de 1938, Lacan cherche à formuler les coordonnées du couple parental qui correspond à ce mode de l’objet. Deux signifiants donc, une mère et un père. Une mère qui donne place dans la situation familiale à sa propre protestation virile et un père qui, disons, s’en accommode. C’est ainsi qu’il décrit ce couple — et je cite ici la première partie de la phrase de Lacan que nous avons reçue : « Les dispositions qui, chez le mari, assurent régulièrement une sorte d’harmonie à ce couple ne font que rendre manifestes les harmonies plus obscures qui font de la carrière du mariage le lieu élu de la culture des névroses » [5].
Voilà le mariage, présenté comme une carrière d’où l’on extrait les matériaux, comme autant de blocs de pierre, dont se construisent les névroses. C’est le mariage comme lieu de tous les semblants, d’où certains seront prélevés comme instruments du malaise et participeront à l’élaboration des symptômes.
Donc — je reprends la phrase en la commentant — les dispositions du mari assurent une sorte d’harmonie au couple, mais celle-ci ne sert qu’à cacher, et donc aussi à rendre manifestes, des harmonies plus obscures. Ces harmonies obscures sont ainsi présentes sous le voile de ce qui fait paraître ce couple harmonieux.
Quand Lacan parle de l’harmonie qu’assurent les dispositions du mari, il faut sans doute y voir une pointe d’ironie. Parlant dans ce texte de l’enfant et de la mère, il fait intervenir le mari comme troisième terme. Il s’agit d’une préfiguration du Nom-du-Père et de la place que la mère y réserve dans la promotion de la loi [6]. C’est la loi de l’harmonie.
Mais derrière cette harmonie du couple se montrent des harmonies plus obscures. De quoi s’agit-il ? N’est-ce-pas ce dont parle Lacan en 1957 dans « Question préliminaire », c’est-à-dire la manière dont : « les parents […] entendent masquer le mystère de leur union ou de leur désunion selon les cas, à savoir de ce que leur rejeton sait fort bien être tout le problème et qu’il se pose comme tel. » et il ajoute « […] nul de ceux qui pratiquent l’analyse des enfants ne niera que le mensonge de la conduite ne soit par eux perçu jusqu’au ravage » [7].
Derrière la belle harmonie du couple se cache, et se montre sans cesse, ce qui en fait l’harmonie obscure tissée de mensonges, de faiblesses inavouées, et d’équivoques. C’est ce que recouvre aussi le néologisme hainamoration, mais le terme d’harmonie obscure insiste sur le fait que c’est ce tissu même qui en fonde aussi l’harmonie secrète.
Le mariage est la carrière où prolifèrent ces harmonies obscures. Ce n’est pas vraiment un éloge du mariage que fait Lacan dans cette phrase. Le mariage n’est là que le lieu de ces dysharmonies. Déjà en 1938 on voit poindre le non-rapport sexuel. Ici le mariage est la carrière où se cultivent les névroses. Rien de vraiment harmonieux sinon obscur en effet.
La même ironie porte sur la rencontre amoureuse qui est décrite dans la suite de la phrase – je cite : « […] après avoir guidé l’un des conjoints ou les deux dans un choix divinatoire de son complémentaire, les avertissements de l’inconscient chez un sujet répondant sans relais aux signes par où se trahit l’inconscient de l’autre. » [8]
S’il s’agit bien d’un choix, il est qualifié de divinatoire, c’est-à-dire prédisant l’avenir, dans le style « c’est l’homme – ou la femme – de ma vie » alors qu’on sait qu’une telle prédiction relève du vœu. Et de plus ce qui est choisi est le complémentaire, soit le complément qui va compléter le sujet. C’est un leurre bien sûr. On sait depuis Freud que l’objet est perdu, de structure et ne peut que manquer. L’agalma que Lacan extrait du dialogue entre Alcibiade et Socrate est cause de l’amour mais le drame de l’amour, si je puis dire, est que cet objet ne peut pas être retrouvé.
La phrase s’achève en faisant remarquer la disjonction des inconscients des deux sujets, les avertissements de l’un répondant aux signes où se trahit la présence de l’autre.
Mais ce qui est en fin de compte occulté, n’est-ce pas la féminité ? Soit ce qui toujours dérègle quelque chose dans l’ordre de l’harmonie mâle. Voilà peut-être le dernier pas des harmonies obscures, celui où le continent noir entraîne le désordre dans la loi.
D’ailleurs pour conclure ce texte Lacan élève la question de l’harmonie obscure au niveau de la civilisation en faisant remarquer que parmi les valeurs reconnues de notre culture « […] une des plus caractéristiques » est « l’harmonie qu’elle définit entre les principes mâle et femelle de la vie. »[9]
Eh bien cette harmonie joue un tour particulier. Je cite Lacan : « Les origines de notre culture sont trop liées à ce que nous appellerions volontiers l’aventure de la famille paternaliste, pour qu’elle n’impose pas […] une prévalence du principe mâle » [10] ce que nous mettrons volontiers sous le terme de virilité. C’est la première place accordée à l’exception paternelle dans les formules de la sexuation qui donne cette pré-éminence au côté homme. L’obscur de cette harmonie est ce qu’elle voile. Je cite la suite du texte : « Il tombe sous le sens de l’équilibre — poursuit Lacan — que cette préférence a un envers : […] c’est l’occultation du principe féminin sous l’idéal masculin […] » [11].
C’est écrit en 1938. Le tous pareils du côté homme voile encore trop le pas-tout du côté femme qui est pourtant au fondement de la différence et de la singularité. De ce pas-tout il ne faut en attendre aucune harmonie au sens d’une loi qui règle un tout, mais bien des repères nouveaux dans un monde sans garantie.
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François Ansermet : Les harmonies obscures : ce thème peut être vu comme pointant l’un des destins du non-rapport sexuel , que j’aimerais aborder ici à partir de la relation de l’un à l’un, au-delà de toute relation de l’un à l’autre.
« Confidence pour confidence, c’est moi que j’aime à travers vous » : comment dire mieux que ce refrain d’un tube des années soixante-dix de Jean Schultheis, les sources des « harmonies obscures » qui guident les conjoints dans le « choix divinatoire » de leur complémentaire, pour paraphraser Lacan dans « les complexes familiaux… ». Ils ont chacun l’impression de faire la rencontre d’un autre exceptionnel, unique, qui leur amène ce qui leur manque, qui les complète. Mais comme le dit Schultheis, c’est eux qu’ils rencontrent : c’est aussi la formule freudienne, narcissique, de l’amour, ou plus exactement de l’énamoration.
Et pourtant, que voit Narcisse en se penchant sur la source où il veut se désaltérer ? Il voit un autre. La surface de l’eau est appréhendée comme un obstacle transparent qui le sépare de cet autre dont il s’est immédiatement énamoré. C’est le paradoxe de Narcisse : Narcisse n’est pas narcissique. Il prend pour un autre ce qui n’est que le reflet de lui-même. Ce n’est que dans un deuxième temps, à travers ses larmes face à l’autre inatteignable, que la surface de l’eau se trouble, qu’il comprend l’effet miroir, qu’il découvre qu’en fait ce n’est que de lui qu’il s’agit : « je suis cet autre ! » (Met.3, 463). Il saisit qu’il a été dupe de sa propre image, qu’il a été victime de son propre regard. Et en perdant l’autre, il se perd. Ce qui l’a saisi dès sa première confrontation à l’image se révèle être une pulsion scopique de mort [12]. L’harmonie attendue se révèle obscure, le faisant basculer vers la mort. Comment y échapper ? En pensant rencontrer l’Autre dans l’autre ? L’Autre avec un grand A – l’Autre absolu, divin. Comme si tout était calculé depuis le destin, que la trajectoire de l’un et de l’autre était inscrite comme celle des astres par une volonté divine.
Au premier temps de l’amour, « les amants n’en reviennent pas de s’éblouir d’avoir rencontré l’Autre en cet autre, vivant » [13], qui est là, devant eux, par la grâce d’une série « de hasards inexplicables et imprévus ». C’est le coup de foudre, l’harmonie lumineuse. Comment se fait-il qu’elle finisse par devenir obscure ?
Le trouble entre l’un et l’autre vient de la relation de l’un à l’un plutôt que de l’un à l’autre, de ce qui pour chacun se joue à son insu, de ce qui procède des « avertissements de l’inconscient chez un sujet répondant sans relais aux signes par où se trahit l’inconscient de l’autre [14]» comme l’écrit Lacan. L’inconscient intervient pour tout troubler, pour troubler la surface de l’eau comme dans le mythe de Narcisse. L’harmonie est rompue par le fait de l’inconscient qui introduit une discontinuité radicale dans tout projet oblatif, dans toute illusion de l’un d’avoir trouvé chez l’autre ce qui manque pour devenir un à deux. Il n’y a pas de relation de cause à effet entre les deux amants. Ce qui manque à l’un n’est pas ce qu’il trouve chez l’autre. L’un n’est pas la cause de l’autre contrairement à ce que l’harmonie initiale faisait penser. Il y a quelque chose qui cloche – comme le dit Lacan : « […] il reste essentiellement dans la fonction de la cause une certaine béance […] il y a un trou, et quelque chose qui vient osciller dans l’intervalle. Bref, il n’y a de cause que de ce qui cloche. » [15] L’harmonie est fissurée. Peut-être est-ce ce qui rend le couple possible, à condition d’un « travail d’amour » comme le disait Eugénie Lemoine-Luccioni, qui consiste à faire avec la faille, avec l’obscur en soi et chez l’autre.
Il faut le reconnaître, entre « […] l’amant et l’aimé, […] il n’y a aucune coïncidence. Ce qui manque à l’un n’est pas ce qu’il y a, caché, dans l’autre. C’est là tout le problème de l’amour » [16]. C’est ce que certains aujourd’hui voudraient résoudre en choisissant le mariage avec soi-même. Convaincus d’être l’inaccessible étoile que « le choix divinatoire » leur réserve, ils appliquent à eux-mêmes le rituel du mariage, jusqu’au moindre détail, avec la bague, la promesse de fidélité, même le gâteau avec une seule figurine à son sommet. Reste à se demander comment se déroule la nuit de noce, dans l’intimité avec soi-même. Avec, pourquoi pas, la possibilité d’avoir un enfant tout seul, avec des mères dites aujourd’hui solo.
Quels que soient les choix ultérieurs, avec la sologamie, il y a le rêve d’échapper à l’impasse qui fait aller de la « folie brève » de l’amour à la « durable bêtise » du mariage, pour paraphraser Nietzsche dans son Zarathoustra – une durable bêtise qui finit de plus en plus souvent par un divorce, de plus en plus précoce. D’où la question de savoir ce qu’il en est dans la sologamie : dès lors qu’on peut se marier avec soi-même, comment se divorcer de soi-même ?
Peut-être vaut-il mieux être divorcés d’emblée ? Comme ce que propose le phénomène actuel de la co-parentalité, où l’on cherche un partenaire idéal pour concevoir un enfant, sans passer par la sexualité, puis pour l’élever à travers une garde alternée, sans vivre ensemble, sans tout mélanger pour avoir un enfant… Finalement, quelle que soit la méthode, « quel est l’enfant qui de pleurer sur ses parents n’aurait motif ?» [17].
Finalement, plutôt que de se laisser prendre par la nécessité du « choix divinatoire d’un complémentaire », ne vaut-il pas mieux laisser faire la contingence, laisser l’amour et le destin du couple à ce qui se joue à l’insu de l’un et de l’autre, qui met en jeu l’extime [18] au cœur de l’intime, à cette part de soi la plus inconnue en soi, à cet autre « auquel je suis plus attaché qu’à moi puisqu’au sein le plus assenti de mon identité à moi-même, c’est lui qui m’agite ? » [19]. Laisser une place à l’extime, c’est peut-être une condition préalable à toute formation d’un couple, pourquoi pas au mariage. Pour autant que le désir soit de la partie, pourquoi pas l’espoir, dans la mesure où, pour reprendre Héraclite, si on n’espère pas l’inespéré, on ne le rencontrera pas, « et vers lui en terre inexplorée nul chemin ne s’ouvrira ». Espérer l’inespéré, c’est ce qui devrait prendre la place de l’harmonie obscure : telle serait la leçon du désir qui de toute façon toujours dépasse celui qui le met en jeu.
[1]Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 83.
[2] Duetto lors des 48e Journées de l’ECF, le 16 novembre 2018.
[3]Ibid.
[4]Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
[5]Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », op.cit.
[6]Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 579.
[7]Ibid.
[8] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », op.cit.
[9] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », op.cit, p.84.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12]Voir l’excellent développement de Henri de Riedmatten : De Riedmatten H., Narcisse en eau troubles, L’Erma di Bretschneider, Rome, 2011, p. 91.
[13] Lemoine-Luccioni E., Travail d’amour, Nice, Actualité de la psychanalyse, 1998, p.16.
[14]Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », op.cit. p.83.
[15] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 24-25.
[16]Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, Paris, 1991, p. 53
[17] Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard/Folio essais, 1985, p.93.
[18] Cf Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p.167.
[19] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 524.