Dans son livre Les désarrois de l’élève Törless, Robert Musil révélait les lieux d’éducation comme ayant toujours inclus en leur sein des enfants subissant la méchanceté d’autres et souffrant en silence d’humiliations répétées. C’est le corps mis en scène dans ces lieux d’expositions qui devient souvent l’enjeu de ces humiliations. Toute marque de sa particularité peut prendre valeur de moquerie, d’insulte ou d’humiliation. La parole des analysants en témoigne, de telles expériences font point d’impact sur le corps et le devenir d’un sujet. Soumettre un autre à sa propre cruauté peut relever de ce qui angoisse de voir en l’autre son propre être humilié, d’où la tentation comme la tentative de le réduire à néant1 ; l’être humilié de l’autre incarnant alors sa propre part d’immonde, versant d’objet a angoissant.
Rose, huit ans, vient me rencontrer. Elle dit avoir reçu des lettres dont la première est une liste de phrases : « tu es la plus bête, tu pues du cul, tu es moche, tu pollues la planète… ». Ce qui a déclenché l’angoisse indicible dont elle n’a parlé à personne, gardant pour elle ce poids opaque sur sa poitrine, c’est une autre lettre : « je vais te tuer, sors de notre école sinon tu es morte… ». Elle sait qui en est responsable. Après notre rencontre, elle consent à en parler à ses parents qui lui proposent de retourner avec elle à l’école. Si le garçon impliqué a longtemps nié, quand il avoue, sa mère vient s’excuser avec lui.
L’erre du numérique donne au harcèlement une autre ampleur avec la présence des réseaux sociaux. Le harcèlement scolaire n’est plus réservé à la cour de récréation2, et vient faire retour dans le réel de la chambre de l’enfant par le biais du cyberharcèlement de la fenêtre virtuelle qui n’est plus celle de Rimbaud. Si sa poésie Vagabonds3 parlait de sa fenêtre comme d’« une distraction vaguement hygiénique », cadre de son fantasme qui lui permettait de se voir comme un vagabond errant dans la campagne à la recherche du lieu et de la formule, c’était sa façon à lui de traiter par l’imaginaire et la médiation du fantasme à la fois la bouche d’ombre, comme il surnommait sa mère, et l’angoisse que lui occasionnait sa relation à Verlaine. Là où il errait dans la campagne, il s’agit aujourd’hui de surfer sur la vague du net.
Un adolescent qui s’abandonne à la vie numérique, y met en jeu sa demande, donc son angoisse et sa souffrance. La crise de la langue articulée à l’Autre le vulnérabilise dans son rapport à l’image, un like sur son compte Instagram ou TikTok et sur son objet portable hors corps s’applique directement sur son corps. C’est la quête d’un regard, un point d’où il fait valoir son image pour qu’on le respecte et qu’on le distingue. Un nouveau mode d’être là dans la vie numérique, s’installe au cœur-même de l’intimité de la chambre, où tout doit se montrer, s’entendre de façon brute voire brutale.
Cette nouvelle forme de quête d’amour qui prouverait son existence le renvoie à l’angoisse de non-existence, à l’exigence d’intensité et de substance qui donne libre cours à l’exigence sans frein de la pulsion4 au risque d’un déchaînement pulsionnel.
Le harcèlement consiste à insulter, humilier en partageant avec d’autres via les réseaux dits sociaux des images de la proie en les commentant. La rumeur enfle, provoquant l’onde de rire qui se dilate dans le petit monde. L’impact psychologique est amplifié pour celui qui le subit, sans coupure entre la maison et l’établissement scolaire. Cherchant à anéantir le sujet en tant qu’être, le harcèlement relève de trois composantes : l’agression, la répétition et le déséquilibre des forces5.
L’angoisse suscite l’envie de réduire à néant ce qui fait tache, véritable plaie d’une haine ordinaire. Le SMS que Marion6 recevait la veille de sa mort : « Va te pendre, il y aura une personne de moins demain ! » la persécute, le lisant seule dans sa fenêtre virtuelle. Elle se pend à la fenêtre de sa chambre après avoir écrit « les mots tuent ». La psychanalyse a un savoir sur la puissance de destruction des mots. Le harcèlement met en jeu la pulsion de mort, soit la haine qui s’adresse à l’être, réduisant l’autre à sa valeur d’objet de jouissance, voire de déchet.
En voulant simplement accuser le coupable et protéger la victime, la complexité des enjeux est masquée. Il n’y a pas de savoir-faire technique, « il est nécessaire de partir du langage des ados et des normes sociales et culturelles » et de faire le pari de la conversation7. Savoir-y-faire avec passe par préciser et affiner la large gamme « de mesquinerie et de cruauté8 », ce que les adultes ne veulent souvent pas savoir.
Philippe Lacadée
[1] Lacadée P., L’Éveil et l’exil, Cécile Defaut, 2007, p. 94-95.
[2] Cf. Boyd D., C’est compliqué. Les vies numériques des adolescents, C&F éditions, 2016, p. 252.
[3] Rimbaud A., « Vagabonds », Arthur Rimbaud, Œuvre-Vie, Édition du centenaire, établie par Alain Borer, Arléa, 1991, p. 349.
[4] Ibid., p. 105.
[5] Cf. Boyd D., op.cit., p. 253.
[6] Fraisse N., Marion, 13 ans pour toujours, Paris, Calmann-Lévy, 2015.
[7] Le pari de la conversation, site accessible par Internet
[8] Boyd D., op. cit., p. 284-286.