Marie Lallouet sera l’invitée de la prochaine journée du CPCT-Paris. Depuis cinq ans, elle est rédactrice en chef de La Revue des livres pour enfants, éditée par la BNF, après une longue expérience dans l’édition des livres pour la jeunesse. Elle aime les sujets qui piquent et les mots justes. En attendant la conversation du samedi 28 septembre, son texte direct et vif nous fait partager son expérience : que savent les enfants que nous ne savons plus ?
Que savent les enfants ? Pour qui s’occupe de littérature adressée aux enfants – ce fut mon cas en tant qu’éditrice, ça l’est en tant que critique littéraire –, la question qui importe le plus est, je crois, un peu différente : que savent les enfants que nous ne savons plus ? Comment approcher leur savoir, s’appuyer sur lui pour proposer des expériences littéraires justes, qui permettront de faire un bout de chemin ensemble ? Ajouter notre savoir au leur. Car la littérature jeunesse est un fait d’adulte, irrémédiablement.
J’ai souvent été frappée de constater à quel point certains auteurs reconnus pour leur œuvre à l’adresse des adultes pouvaient être condescendants et maladroits quand ils s’adressaient à des enfants. Ainsi, une romancière réputée décrit une petite fille de trois ans comme « aimant depuis toujours les films romantiques au cinéma ». Depuis toujours ? Romantiques ? Au cinéma ? Le jeune lecteur est alors le meilleur juge des justesses car en matière d’enfance, il en connaît un rayon. Il est ici question d’histoires, d’écriture, de ton, de risques pris ou refusés, d’accessibilité.
Frappée aussi de voir comment il était facile, en tant qu’éditeur, d’abîmer une œuvre en intercédant pour un lecteur enfantin dont on doit se faire, tant bien que mal, le porte-parole. Ainsi, le premier roman de Jean-François Chabas, que j’ai eu le plaisir de publier, Une moitié de Wasicum (Casterman, 1995). Un jeune Amérindien métis y redécouvre ses racines indiennes parce que soudain tout se complique dans sa vie. Dans le manuscrit, un personnage secondaire est attaqué par un grizzly et, alors que le récit était jusque-là tendu sur un fil dangereux, survit contre toute attente à cette attaque. Bizarre… L’auteur, qui n’avait encore jamais été publié, me raconte qu’une bibliothécaire jeunesse lui avait conseillé de ne pas faire mourir ce personnage, ni aucun autre : impossible pour des jeunes lecteurs, avait-elle énoncé, en toute bonne foi. Dans la version finalement publiée, ce personnage meurt et, à cette occasion, le jeune métis découvre le culte des morts de ses ancêtres amérindiens en un passage bouleversant, indispensable. Depuis lors, Jean-François Chabas a continué une belle carrière d’écrivain en arbitre solitaire et avisé de ce qu’il pouvait dire ou non à ses lecteurs. Car nous intéressent les auteurs qui, blanchis par le tribunal sévère du jeune lecteur, savent additionner à cette justesse qui importe tant une ambition qui la dépasse, emmenant ce lecteur dans une aventure à la fois consentie et imprévue.
Titeuf, que son auteur a inventé sans se soucier de qui le lirait, assoit son succès sur cette justesse et cette insouciance. Le succès est venu des enfants et d’eux seuls. Les mangas, qui les premiers ont mis en scène des héros grandissant (ce que fera un peu plus tard Harry Potter) ont, eux aussi, été adoptés par les enfants sans que les adultes, presque, s’en mêlent. Car la grande affaire de l’enfance, son combustible puissant et longtemps assez rare dans notre littérature, ce n’est pas l’enfance mais la façon dont on en sort, ce qu’il restera de nous enfant dans notre nous adulte.
Le savoir des adultes qui écrivent avec justesse pour les enfants est mystérieux. Il n’est pas seulement réductible à un savoir-faire littéraire, il est aussi fait de culot maîtrisé et de persistance d’enfance dans une vraie vie d’adulte. Comme si les plus petites des poupées russes restaient accessibles à la plus grande qui les enveloppe toutes.