Au pays de la psychanalyse, tous ici présents nous sommes un peu fous, mais pas fous du tout. Je vais aujourd’hui apporter mon grain de folie, dont l’élucidation par l’analyse m’a permis de vivre mieux.
Je commencerai par la citation d’une phrase du texte « Clinique ironique » de J.-A. Miller : « Devant le fou, devant le délirant, n’oublie pas que tu es fou, ou que tu fus, analysant, et que toi aussi, tu parlais de ce qui n’existe pas » 1.
Effectivement, parler de ce qui n’existe pas, interpréter ce qu’il n’y a pas, c’est ce qui fait que s’étend à tous les êtres parlants la catégorie de la folie : à nous tous qui pâtissons du même manque à savoir ce qui convient à la sexualité. D’un côté ce qui n’existe pas, d’un autre côté, ce qui itère d’une jouissance irreprésentable, comme ce grain, grain de folie substantiel dont nous sommes aussi faits dans notre structure trinitaire.
Je peux aujourd’hui décrire la structure qui fonctionnait en moi, de la façon suivante : mes embrouilles avec le corps insistaient sous la modalité de retenir dans le silence le regard de l’Autre, rythmées par une respiration précipitée. Mode particulier de nouer le symbolique, l’imaginaire et le réel.
De traumatisme il n’y a pas d’autre, l’homme naît en tant que malentendu, il n’y a pas d’autre possibilité. Bien plus, dans Le Séminaire XXV, Lacan le réaffirme, précisant qu’il n’y a pas d’autre traumatisme de la naissance que de naître en tant que désiré.
C’est ainsi, on arrive dans le monde en tant qu’effet du désir, il n’y a pas de marque possible de l’Autre qui puisse subsister comme empreinte positive primaire, qui puisse prévoir le sens de cette existence. Il n’y a pas de mode d’emploi.
Le destin de ce qui reste d’une rencontre contingente est une construction, et le sens de cette rencontre, qui est une malencontre ou une rencontre avec ce qu’il n’y a pas, va croissant à mesure que la vie suit son cours. Ainsi chacun construit-il son délire.
Ma folie singulière, celle que j’ai réussi à élucider dans mon analyse, fut la source de mes prétentions, elle s’est liée à des idéaux, à mon mode de croyance, à ma religion privée, laquelle comme aurait dit Freud était ma manière névrotique de traiter la réalité.
À son départ, mon analyse s’est proposée de situer de quelle façon l’insatisfaction vécue comme misère névrotique impliquait la réalisation d’une satisfaction qui suppose la folie même.
Pour l’heure, je ne puis affirmer comme dit Freud dans « Psychothérapie de l’hystérie » 2 que cette misère est devenue pour moi malheur banal, étant donné qu’elle est plutôt devenue la marque de ma singularité, et pour autant que la cause s’est vidée de l’Autre, je peux dire qu’un destin singulier est devenu lettre.
Je situerai en dernière instance ma propre folie fondamentale en la formulant ainsi : « Je resterais en vie à la condition de rester enfermée dans le mutisme ». Il était implicite dans ma folie que l’Autre me voudrait mutique, que l’Autre prétendrait à mon enfermement et qu’à ne pas m’y tenir, je mettrais ma vie en péril.
Dans cette folle interprétation de ma vie, ma position était marquée du mode érotomane qui caractérise l’amour chez une femme. Se trouver choisie grâce à mon silence, être pour cette raison la préférée, pour le fait de se taire, était un point qu’il me fallait absolument résoudre pour parvenir à l’extraction de l’angoisse dans mon silence, opération qui fut fondamentale pour achever mon analyse.
Un grain de folie dans le transfert
Ce fut à partir d’une manœuvre de l’analyste que j’ai appréhendée à partir de l’érotomanie. L’analyste m’avait demandé de transcrire et d’établir une conférence qu’il venait de donner à l’Université de Buenos-Aires. Je l’avais effectuée assez rapidement, mais il ne revint pas sur sa demande. Après la lui avoir envoyée et sans recevoir de réponse, j’ai gardé le silence.
Quelques temps après, j’ai trouvé réalisée par quelqu’un d’autre la transcription de cette conférence dans la revue de l’École.
Un petit délire dans la salle d’attente à la même époque a fait rire mes passeurs lors de ma rencontre avec chacun d’eux. J’avais la toux et je toussais en attendant ma séance, de plus j’entendais l’analyste toussant dans son cabinet tout en écoutant un autre patient. « Est-ce que sa toux m’était adressée ? » J’en suis venue à me le demander. Se poser une telle question supposait qu’il était attentif à ma toux tout en écoutant une autre patiente. Complètement délirant ! Dans cette situation ridicule, j’ai saisi quelque chose. Je prétendais être choisie dans mon silence, et y compris par l’analyste !
Par suite, j’ai pu me sentir en rogne contre lui qui n’avait pas répondu à ce travail d’établissement d’un texte qu’il m’avait demandé. Fidèle à ma folie de garder le silence, je n’avais pas fait non plus la moindre réclamation. Que lui arrivait-il pour qu’il m’ignore ainsi, ne réponde pas à mes courriels, ne reprenne pas ma transcription de sa conférence ? Et pour finir, je me suis dit à moi-même, avec ironie : n’étais-je pas sa patiente favorite ? Son éternelle patiente ? Une grande contradiction. Et, par hasard, souhaiterais-je ne pas terminer mon analyse ?
Dans le travail de désintrication de l’inconscient d’avec le transfert, il se fait qu’apparaît la possibilité de diminuer le déplaisir que provoque la jouissance, et d’augmenter le plaisir dont est capable la positivité de jouissance. Mais pour cela il faut du temps.
Les grains et le nom
Pour paraphraser Éric Laurent il y a lieu de décrire une psychanalyse dans les termes d’une succession de noms, et dans mon cas apparaît d’abord le nom de jouissance « la petite fille au secret ». Ensuite le fantasme « s’ils me voient, ils vont me tuer » ou son autre versant « si je parle ils vont me tuer ». Ensuite le nom du symptôme « clandestine », et enfin Cimino pourrais-je dire, nom du sinthome, le passage du sinthome indispensable qui « consiste à penser la jouissance sans le S1 qui la rend lisible ». Dès lors, plus que nom est la lettre écrite, effet de chercher dans l’analyse ce trauma inédit, m’approchant de ce qui ne cesse pas de s’écrire.
Ainsi, les noms de ma folie auraient été énumérés tout au long de mon analyse.
La structure logique de chacun de ces noms est distincte ; dans mes témoignages j’ai parlé de la logique du symptôme qui n’est pas celle du fantasme, qui n’est pas celle du sinthome. Ils donnent lieu à une suite de résonances.
Situer la folie d’être choisie pour mon silence, je ne finis pas de me séparer de l’angoisse que produisait le fait de rester silencieuse. C’était très enraciné dans le corps.
Il était nécessaire que le silence se vide du regard.
Pour ce faire, il a fallu que réapparaisse en cours d’analyse un événement de corps qui venait reproduire un vécu de la prime enfance, la sensation de suffoquer, interprétée par l’analyste comme trauma. Récemment, quand l’analyste situe la scène en tant que trauma, il acquiert par là une valeur spéciale : au-delà il n’y a rien. Ce n’est pas : « enfin nous avons trouvé », mais plutôt une délimitation, un bord dernier, comme le degré zéro de jouir de la fantaisie.
Récemment est survenue la fin des histoires. Il y eut alors le bon moment pour me trouver à faire semblant d’événement de corps en présence de l’analyste. C’est la scène qui surgit au cours de la séance au cours de laquelle je vois l’analyste avec son corps comme décomposé, dépourvu de vitalité, tenant les yeux fermés, et pour me saluer au moment de prendre congé, il me tend une main sans poids, comme n’appartenant à personne. Ce fut à ce moment, ai-je compris, que le regard tomba de ce lieu d’être une garantie silencieuse. C’était le moment en effet, de sortir de l’histoire. Il y eut cette présence du regard hors de moi-même, de ma propre fantaisie : ce que j’ai vu enfin.
Ensuite, ce reste, cimino, ce mot inventé dans un rêve, vient s’ajouter aux noms qui se sont succédé au cours de l’analyse. Il indique une jouissance. À perdre mon dire, la garantie du regard de l’Autre, j’ai constaté que les poumons pris dans la suffocation devenaient « le petit instant éternel d’une jouissance hors-sens » 3 ; s’emplir d’air, dans le trauma, se mue alors en un signe de vie.
Sur tout ceci, s’était construite la signification de mon délire personnel, lequel interprétait que je ne pourrais continuer à vivre qu’en me maintenant enfermée dans ce mutisme qui assurait la jouissance orale.
À présent, ce qui reste est une jouissance dans sa présence vitale, subsiste le silence vidé du regard. Quant à l’érotomanie dans l’amour, je continue à apprécier que l’on m’aime.
Mais de façon un peu moins absolue.