« Anatomie »[1] Un corps sans bord
Dans Under the skin[2], Scarlett Johansson incarne une alien d’apparence humaine en chasse dans un Glasgow miteux. En veuve noire, elle dépouille littéralement de leur intérieur les hommes qui se sont laissés tenter. Seules resteront leurs enveloppes flottantes entre deux eaux.
Si cet alien nous apparaît comme un instrument froid au service d’un Autre macabre, pour le sujet-alien il en va tout autrement. La rencontre fortuite avec son reflet dans un miroir poussiéreux va être décisive. Ne serait-elle pas une femme ? L’idée lui vient alors de se fondre dans la foule féminine du Glasgow chic. Trop affairée par le succès apparent de l’entreprise – être semblable aux autres femmes – elle chute : basculement décisif.
Aussi la nouvelle victime qu’elle approche au hasard des rues ne la convoite pas. Défiguré par des excroissances, lui qui ne s’est jamais autorisé à désirer une femme incarne l’humanité d’Elephant Man, soit ce qui reste quand les oripeaux imaginaires tombent : un homme divisé face à son désir.
Si le scénario funèbre a jusque-là bien fonctionné, cet homme va apparaître comme un véritable grain de sable. « Pour faire naître en moi, un désir pour toi, » semble-t-il lui dire, « il faudra plus que ta peau ». De fait, il aura la vie sauve, et pour elle se pose de nouveau la question de son être : que faut-il pour être une femme désirable ?
Commence alors une longue errance dans la lande écossaise d’une alien qui travaille sans relâche à dénouer sa question. Recueillie chez un « taré »[3], elle restera perplexe devant le show télévisé d’un comique écossais. Les mots ne font pas mouche pour elle, assignée à résidence d’un Autre non barré. Lui reste alors son corps, l’image de son corps.
Il croit voir une femme plus que désirable, comme tombée du ciel, venue de nulle part. Elle se croit femme, elle en a les formes. Aussi, quand il commence à lui faire l’amour, il est contraint de s’interrompre en plein élan. Elle se précipite sur le bord du lit et cherche à la lueur d’une lampe ce qui manque à sa simili enveloppe humaine : le vagin. Elle en est dépourvue.
Déjà prisonnière d’un Autre non barré, voici maintenant qu’elle découvre un corps sans orifice, donc sans bord, à la topologie sphérique, qui ne peut accueillir les modalités de la pulsion, lui barrant l’accès à la jouissance de ce bord absent.
Finalement, rien ne lui manque et c’est dans la plus grande perplexité que son errance se redouble, la ramenant à son point de départ : un désarrimage total du monde humain. Elle repart alors à nouveaux frais. Et c’est dans la forêt que va se jouer le dénouement du film.
La nature recèlerait-elle les racines du désir féminin ? Qui ose encore le croire aujourd’hui ? Assurément pas J. Glazer.
[1] Meza A., “Anatomie”, Scilicet – Le corps parlant – Sur l’inconscient au XXIème siècle, collection rue Huysmans, Paris, 2015, pp. 38-40.
[2] Under the Skin, film de Jonathan Glazer, Juin 2014. Qui signifie littéralement « Sous la peau ».
[3] Comme il est qualifié dans le film.