« La femme n’existe pas ne signifie pas que le lieu de la femme n’existe pas mais que ce lieu demeure essentiellement vide. Que ce lieu reste vide n’empêche pas que l’on puisse y rencontrer quelque chose » [1], indique Jacques-Alain Miller. C’est à partir d’un lieu vide que se trace le littoral à l’abîme féminin. L’écriture, telle que Lacan l’entend – à savoir une « marque, [un] trait isolé, [un] trait unaire » [2] –, permet de se délester des oripeaux phalliques. Ainsi, la lettre en tant que poinçon de jouissance dévoile ce lieu vide qui constitue l’être de la femme tout en l’arrimant.
Céline Aulit
Dans son nouveau roman, Chevreuse [3], Patrick Modiano, nous replonge en des lieux, des places, des quartiers qui donnent corps à l’énigme. Il n’a de cesse, dans son écriture, de rejoindre, de conjoindre des éléments épars, de « capter des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables » [4]. Le travail d’écriture a toujours fait, pour lui, lieu [5].
Le quartier est le support d’un lien avec ce qui pourrait faire rencontre ou signe. Il est le support des souvenirs et des réminiscences [6], aussi celui de rencontres aussi improbables qu’impossibles [7]. Dans les ouvrages de Modiano, les jeunes femmes sont à l’abandon, orphelines, esseulées, elles sont de celles que l’on croise dans la rue sans les voir [8]. Modiano les voit et les accompagne dans leurs déambulations.
À l’instar de Flaubert qui disait : « Madame Bovary, c’est moi », Modiano écrit un roman à la troisième personne du féminin : La Petite Bijou [9].
Dans un ouvrage précédent déjà, il a mis en scène le destin et l’errance de trois inconnues [10] qui « n’émergent que rarement du mauvais rêve qui leur tient lieu d’existence » [11]. Ces femmes, sous la plume de Modiano, sortiront de leur « océan d’ennui » en décidant sur un « coup de tête » de changer le cap dans leur vie [12]. Par l’écriture, il fait revenir à la vie, les plus égarées en leur inventant des destins plus dignes : « il faut trouver un point fixe pour que la vie cesse d’être ce flottement perpétuel » [13].
Dans La Petite Bijou, Modiano prête sa plume à Thérèse pour qu’elle explore l’énigmatique errance de ces oubliées. Il plante le décor : « Je me trouvais à la station de métro Châtelet à l’heure de pointe. J’étais dans la foule qui suivait le couloir sans fin… Une femme portait un manteau jaune. La couleur du manteau avait attiré mon attention… Elle se tenait à côté de moi. Alors j’ai vu son visage. La ressemblance avec celui de ma mère était si frappante que j’ai pensé que c’était elle » [14]. Thérèse va alors se consacrer à percer l’énigme irrésolue d’une mère disparue [15]. Cette femme hante Thérèse qui la suit dans toutes ses déambulations avec ce sentiment étrange de ne jamais arriver à bon port. Finalement, « la seule chose que je voulais savoir c’était où elle avait fini par échouer » [16].
Avec ce roman, Modiano va au-delà de la simple enquête, il installe un décor énigmatique : une femme en suit une autre. Mais au fond, laquelle suit l’autre ? Laquelle est prise par l’autre ? Ne serait-ce pas plutôt Thérèse qui est suivie – hantée – par son propre égarement, en quête d’une rive pour s’échouer [17] à défaut de pouvoir se dire [18] ?
Toutes deux se perdent, l’une derrière l’autre. Modiano choisit souvent de suivre des femmes qui ont « quelque chose d’un peu égaré » [19] et qui peinent à trouver leur garantie d’existence. En parlant à la troisième personne du féminin, l’écrivain convoque un autre lieu et parle à partir de ce point-là [20]. L’écriture n’est-t-elle pas « une expression des semblants, mais précisément ce qui se dépose à partir de leur rupture » [21]. En écrivant, Modiano se situe au lieu même de la rupture des semblants ouvrant la voie de la lettre. Or, la lettre n’est pas porteuse d’un sens, mais elle relève du signe : un « signe de femme » [22].
* Modiano P., La Petite Bijou, Paris, Gallimard, 2020.
[1] Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, n°36, mai 1997, p. 7.
[2] Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, n°62, mars 2006, p. 77, disponible sur le site de Cairn.
[3] Modiano P., Chevreuse, Paris, Gallimard, 2021.
[4] Modiano P., Discours prononcé en Suède lors de sa remise du prix Nobel, le 7 décembre 2014, publié chez Gallimard.
[5] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 22 novembre 2000, inédit.
[6] Conversation avec Patrick Modiano, La Grande Librairie, « Quand les lieux sont des liens », le 6 octobre 2021.
[7] Cf. « Quartier perdu », « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier », « Pedigree », « Un cirque passe », et tant d’autres.
[8] Garcin J., « “Le Petite Bijou, c’est moi…” », BibliObs, 26 septembre 2007, disponible sur internet.
[9] Modiano P., La Petite Bijou, Paris, Gallimard, 2020.
[10] Modiano P., Des inconnues, Paris, Gallimard, 2020.
[11] Tison J.-P., « Les trois femmes de Modiano », L’Express, 1er mars 1999, disponible sur internet.
[12] Ibid.
[13] Modiano P., Des inconnues, op. cit.
[14] Modiano P., La Petite Bijou, op. cit., p. 9.
[15] Garcin J., « “Le Petite Bijou, c’est moi…” », op. cit.
[16] Modiano P., La Petite Bijou, op. cit., p. 20.
[17] Cf. Borgnis Desbordes E., « Duras, l’exilée », in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan. « Ne restons pas ravis par le ravissement », Paris, Michèle, 2020, p. 269-292.
[18] Cf. Lacan, évoquant les mystiques qui n’en savent rien, mais qui éprouvent une jouissance dont ils ne peuvent rien dire, dans Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 71.
[19] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris Seuil, 1998, p. 195, nous soulignons.
[20] « La femme n’existe pas ne signifie pas que le lieu de la femme n’existe pas » (Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, n°36, mai 1997, p. 7, nous soulignons).
[21] Mandil R., « Comme un immense corps de femme », argument pour les Grandes Assises Virtuelles Internationales de l’Association mondiale de psychanalyse, disponible sur internet.
[22] Ibid.