What are you telling me ?
I am not the person you think I am, this kind of monster !
Comme leurs auteurs, les personnages des frères Coen vont par deux, délaissant le couple bon-mauvais pour travailler le cœur paradoxal de « l’inquiétante familiarité »[1]. La série Fargo[2], plus encore que le film propose il me semble, une thèse selon laquelle l’intime existe, qu’il n’y a pas de transparence. Mais c’est l’intime comme hanté d’un crime caché, qui fera de la petite ville de Beimidji dans le Minnesota, le lieu d’une variation sur les dix plaies d’Egypte. Sur sa formulation de cet intime « heimlich », contrarié par le « un » de la censure, Freud avance ceci : « notre découverte [qui] voit l’origine de unheimlich dans le familier refoulé »[3].
Lester Nygaard c’est le loser local, il habite le quotidien, le bonheur domestique. Lors d’une scène de ménage, il dit vouloir « s’affirmer en tant qu’homme » en réparant la machine à laver. Sa femme se moque ouvertement de lui, à cet instant, Lester la tue, il ne la rate pas. Passé ce surgissement, il s’emploiera à incarner la pire face du rêve américain. Rien ne l’arrêtera plus sur le chemin de la réussite et de la dissimulation. Chaque crime, chaque mensonge en appelle un autre et vise son plus prochain : voisin, frère, maîtresse. Alors qu’il s’enivre de sa nouvelle puissance, cette gagne le pourrit de l’intérieur. Pour preuve un corps étranger, une balle perdue progresse en lui et infecte peu à peu sa main. Cet hôte hostile, qu’il peine à reconnaître, c’est l’objet qui le relie à Malvo, logé là dans son corps.
Lorne Malvo c’est le prédateur insituable, l’éternel étranger. Un tantinet dandy, il aime son prochain comme lui-même et profère à qui veut l’entendre sa mission, son entreprise de rectification ; il tue à ce titre ou pour l’argent. Dans un style biblique, Malvo distille ses sentences, incarnant tout ce que Lester a su et voulu oublier, sa Gewissen, au plus intime. C’est à partir de là que Malvo le juge, avec cette clarté, cette certitude du surmoi. Il tourne autour de Lester, apparaît soudain, comme sorti de nulle part, présence hors champ, « centre […] exclu »[4], le hante littéralement.
Au fil des épisodes la série des crimes se déroule chez Lester : dans son sous-sol, puis au salon, jusque dans sa chambre. Ensuite nous voici déplacés vers l’espace clos d’un ascenseur, enfin dans son bureau. Il y a un dispositif, une structure à ces actes, ils se déroulent à huis clos, dans un espace familier où Malvo, sous les yeux de Lester, vient chaque fois précipiter ses pensées en un crime. Comme la balle logée dans son corps, Malvo apparaît à Lester, tel un reste. Notons au passage que les deux seuls crimes hors espace privé sont invisibles. C’est d’abord celui que commet Malvo à l’encontre de mafieux, dans leur immeuble. Malvo se déplace dans l’espace et les supprime un à un devant nous, spectateurs rivés à l’écran et virés de la scène : nous n’en percevons que les sons, tirs, cris, portes qui claquent, paroles affolées. Le spectateur regarde la scène se dérouler derrière un mur plein écran, voilant l’action. Ensuite, dans l’unique crime en extérieur de la saison, la scène est recouverte par une tempête de neige, on ne distingue plus les personnages. L’extérieur, figuré ici comme ce qu’on ne peut pas voir, comme le plus intime ?
Concluons avec Freud qui énonce en 1917 le moi n’est pas maître dans sa propre maison.[5]
[1] Hommel, S., « À propos de das Unheimliche », L’histoire du sujet dans l’histoire du siècle, Tours, Soleil Carré, 1993, p. 154.
[2] Série crée par Noah Hawley et dérivée du film éponyme, produite par les frères Coen en 2014, http://www.slate.fr/culture/86795/fargo-serie-tele et http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-les-series-nous-rendent-elles-meilleurs-14-fargo-20
[3] Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, NRF, 1985, p. 255.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 87.
[5] Freud S., « Une difficulté de la psychanalyse », L’inquiétante étrangeté et autres essais, op. cit., p. 186.