La clinique que nous recueillons au CPCT est marquée par la crise du symbolique. Nous voyons se développer les pathologies « centrées sur la relation à la mère, ou encore centrées sur le narcissisme »[1]. Comment les sujets, un par un, font-ils face à la crise de la famille œdipienne ? Voici deux vignettes issues des consultations préalables au traitement.
Effet iatrogénique[2]
Un des indices de la crise de la famille est qu’elle est devenue objet de soins. Mais de quelle famille parlons-nous ? La psychothérapie déduit le symptôme des positions occupées par les parents dans la réalité. Ce n’est pas notre thèse. C’est la famille en tant qu’elle a été subjectivée – par le biais des identifications – qui intéresse la psychanalyse. Une vignette éclaire cliniquement cette différence d’approche. Mme M. a soixante ans et se plaint de sa tendance à « toujours faire avorter les choses ». Elle veut enrayer cette répétition. Son dernier effondrement est lié aux effets d’une thérapie familiale initiée par l’établissement où sa mère est hospitalisée. Ces réunions ont ravivé un conflit familial ancien et déstabilisé son bricolage précaire. Sa famille a toujours été clivée en deux blocs. Mme M. était du côté de la mère, le reste de la fratrie soutenait le père. Forcée à se confronter à ce clivage, elle ne peut que rompre à nouveau. Après deux séances, elle refuse de participer au dispositif. Elle se sent cependant coupable car on lui fait porter, dit-elle, la responsabilité de l’échec de la thérapie. Celle-ci exige la présence physique de toute la famille. Elle tient à me lire la lettre de retrait qu’elle a adressée au thérapeute. On y perçoit que la parole prend un tour persécuteur pour Mme M. J’ai soutenu vigoureusement sa décision. « Vous avez bien fait de vous retirer ; ce n’est pas bon pour vous ». Ceci reconnu, son passif avec la psychiatrie surgit : hospitalisée à l’âge de quatorze ans, elle a été renversée par un psychiatre inattentif. Entendons un avertissement. Le problème est la relation au père, déclare-t-elle. C’est tout à fait juste ; il ne faut surtout pas la confronter au Nom-du-père. À la fin de l’entretien, elle a du mal à me quitter. Nous la rassurons. Il faut un interlocuteur bienveillant à cette dame, l’aider à retrouver une solution et surtout pas la mettre abruptement face au réel de son histoire au risque de la renverser.
Secret de famille
Catherine, la trentaine, se plaint de son surpoids : presque cent kilos. Sa boulimie, installée à l’âge de dix-huit ans, résiste à tous les régimes. Un mécanisme pulsionnel la rive au garde-manger. Elle se remplit jusqu’à la « sensation d’ivresse ». Elle n’a jamais voulu d’une aide analytique mais elle se trouve à présent en butte au dégoût de son mari. Elle n’a plus aucune sexualité. Eu égard à l’ampleur de la tâche, je me montre réservé sur l’opportunité du CPCT. Je lui demande d’isoler un point plus accessible à un traitement court. Contre toute attente, elle lâche alors le fantasme qui éclaire plusieurs pans de sa vie : c’est la préférence absolue de la mère pour sa sœur qui la fait souffrir. Elle s’est toujours sentie rejetée par cette mère et a son idée sur la cause. Quand sa mère était enceinte d’elle, son père aurait eu une liaison avec sa grand-mère maternelle. Peu après sa naissance, sa mère a surpris entre eux un geste érotique furtif. La crise familiale a été recouverte par un non-dit définitif. Catherine a échafaudé, à partir ce bout de roman, le motif de la haine maternelle à son endroit. Elle paye pour la faute du père qui se traduit par un détournement de la jouissance. À ma remarque « Vous êtes la fille du père », elle sourit pour la première fois. Nous disons oui au traitement au vu de cette séquence qui signe l’entrée dans le travail. Le traitement est possible car le réel du corps peut supporter une supposition de savoir prête à s’incarner dans le CPCT. Que l’épisode soit vrai ou faux, le tabou fondateur de la famille vacille avec ses effets névrotiques.
Chaque situation de crise laisse apparaître un réel autour duquel la famille s’est constituée[3]. C’est le repérage vif de ce point qui nous sert de boussole à l’entrée au CPCT. C’est comme si l’évolution des mœurs désignée par le terme « démariage »[4] mettait à mal les semblants jusqu’aux plus robustes : la famille elle-même.
[1] Miller, J.-A, « Intuitions milanaises », Mental, n° 12, L’avenir de la psychose dans la civilisation, mai 2003, p. 24.
[2] Maladie provoquée par un acte médical ou un médicament.
[3] Cf. Vinciguerra, R.-P., « La psychanalyse à l’endroit des familles », La Cause freudienne, n° 65, février 2007, p. 82.
[4] Théry, I., « Le démariage et la perte du symbolique », Bibliothèque Confluents, Bulletin de l’ACF IdF, juin 1995, p. 44-52.